Tous enfermés dehors
http://www.oedipe.org/fr/actualites/enfermedehors
"A quelques jours de la discussion à l'assemblée nationale, en séance publique, du projet de loi relatif aux droits et à la protection des personnes faisant l'objet de soins psychiatriques et aux modalités de leur prise en charge, il nous a paru nécessaire de revenir sur le contexte idéologique dans lequel, depuis quelques années, s'insère tout un ensemble de dispositifs réglementaires tendant à transformer le sujet de la démocratie en individu à risque dont il s'agit de contrôler les moindres écarts de conduite. Dans ce projet de loi dont la visée sécuritaire avance derrière le paravent du « droit des patients », il est maintenant tout à fait clair que, loin de travailler à sortir les patients de l'hôpital psychiatrique, il s'agit désormais – par l'élargissement des soins sans consentement jusqu'au domicile – de transformer la société elle-même en un gigantesque hôpital psychiatrique réduit à sa dimension la plus gestionnaire et médicalisante. Ce faisant, l'hôpital psychiatrique cesse d'être ce qu'il devrait être : une institution qui accueille la folie, dans un lieu et un temps en position tierce, un espace intermédiaire et symbolique entre le malade et la société. Une institution taillée et pensée à la mesure des patients qu'elle accueille, une institution qui ne se contente pas d'être un lieu dans lequel on soigne, mais un lieu qui, lui-même, en tant que tel, soigne. Mais comment l'institution soigne-t-elle par elle-même ? Elle soigne - justement - parce qu'elle est une institution, du fait même de ce qu'elle institue, c'est-à-dire des sujets.
Or, que se passe-t-il depuis la folie sécuritaire qui nous affecte ? Il n'y a plus d'institution. Il n'y a que des établissements - distinction essentielle selon le courant de la « psychothérapie institutionnelle » - des établissements réduits à « gérer » les soins, l'éducation, la culture, comme on gère des flux de marchandise ou des comptes en banques. Ainsi considérer, un établissement devient une entreprise comme une autre a contrario de l'institution. C'est le sens de ce que nous combattons à l'Appel des appels, dans la mesure où ce qui touche la psychiatrie n'est pas sans rapport avec ce qui destitue les sujets dans tous les autres secteurs où il s'agit de les faire advenir comme sujet.
L'établissement obéit à une logique gestionnaire et comptable, là où l'institution accueille des sujets, et les suppose même d'emblée dans sa structure même.
On voit donc la logique du pouvoir politique actuel à l'œuvre : destituer au lieu d'instituer.
[...] extension infinie du domaine de la santé « colonisant » les régions naguère attribuées à la morale, à la religion, à l'éducation, au social et au politique a accompagné le passage des sociétés fondées sur la loi souveraine à des sociétés fondées sur la norme
Cf notamment Michel Foucault, Naissance de la biopolitique et Roland Gori et Marie-José Del Volgo, La santé totalitaire et Exilés de l'intime.
[...]
Roland Gori, "La traque des dys", dans Filmer, ficher, enfermer. Vers une société de surveillance, ouvrage coordonné par Evelyne Sire-Marin. Notes et documents de la fondation Copernic (Syllepse, 2011) et De quoi la psychanalyse est-elle le nom? Démocratie et subjectivité (Denoël, 2010).
[...] glissement d'apparence « technique » entre « les troubles » et les « symptômes » s'avère lourd de conséquences épistémologiques et politiques. Il se déduit de cette confusion imméritée de l'anomalie et du pathologique. Toute anomalie n'est pas anormale ou pathologique [voir] Canguilhem
[...]
Si toute société n'a au fond que la psychiatrie qu'elle mérite, nous voyons bien que ce projet de réforme n'est que le témoignage d'une mutation anthropologique venant promouvoir une société dans laquelle la soumission sociale opère aujourd'hui non au niveau de la transcendance des discours religieux ou souverains, mais par des techniques d'assujettissement, des procédures légales qui captent les corps, dirigent les gestes, modèlent les comportements au nom de discours de vérité produits par les institutions de la science.
Cette société de la norme exige des systèmes de surveillance de contrôle et de gouvernementalité des conduites et prend sa référence dans le développement normatif des individus en faisant l’impasse sur le pathos des souffrances psychiques et sociales. Ce n’est plus la maladie mentale qui l’intéresse mais tout « ce petit peuple des anormaux » qu’il s’agit de dépister le plus férocement et le plus précocement possible pour rendre compte de leur « trajectoire d’agression physique », quitte à leur ouvrir la « carrière » des exclus par une prophétie autoréalisatrice qui produit ce qu’elle disait diagnostiquer.
Tout cela, bien sur, se faisant toujours au nom de « l'objectivité », nous conclurons avec Adorno : « L’objectivité dans les relations entre les hommes, qui fait place nette de toute enjolivure idéologique, est déjà devenue elle-même une idéologie qui nous invite à traiter les hommes comme des choses. »"
Roland Gori, Fabrice Leroy
vendredi 18 mars 2011
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