samedi 6 juin 2020

Pour survivre au chaos


Pour survivre au chaos
Un taux aussi élevé de suicides était anormal. La société tahitienne (années 1960) ne pouvait quand même pas être atteinte collectivement de dépression mélancolique. Intrigué, l’anthropologue et psychothérapeute Robert Levy lance une longue enquête (Tahitians : Mind and Experience in the Society Islands, 1973) et arrive à des conclusions déconcertantes. Il identifie en effet une curieuse «maladie» : l’hypocognition - à savoir «la condition de celui qui est condamné à "connaître moins"», dont la cause tiendrait à une particularité de la langue tahitienne. Riche et précise, munie d’un «lexique médical» très détaillé pour désigner la «douleur du corps», celle-ci présente en effet une véritable carence de mots aptes à traduire la «douleur de l’âme», de «la tristesse passagère la plus banale jusqu’à la mélancolie, l’angoisse, la culpabilité, la rage». Par conséquent, 
«éprouvant une douleur insupportable […] mais ne sachant pas l’exprimer par des mots - une chose étrangère, jamais vue, dont personne n’a fait l’expérience, car elle n’a jamais été nommée -, les habitants de Tahiti, privés des moyens linguistiques pour dire combien ils souffraient et pour élaborer leurs propres états d’âme, choisissaient de s’ôter la vie».
Cette référence figure dans l’«Incipit» du nouveau livre de l’helléniste Andrea Marcolongo, dont l’une des principales idées est justement que, «dépourvu de mots», l’être humain est «moins pleinement conscient» et, de ce fait, moins capable de s’orienter dans les arcanes de sa vie psychique. De même que pour résoudre un problème, il faut aller «au fond des choses», de même est-ce «au fond des mots» qu’il faut plonger si l’on veut trouver les parcelles de sens dont l’absence rend lacunaires ou insatisfaisants les rapports au monde, à autrui et à soi-même. C’est pourquoi, forte du succès planétaire de la Langue géniale (traduit dans 28 pays), où étaient soulignées les merveilleuses ressources du grec ancien (et du latin), Marcolongo invite cette fois à un voyage dans les archipels enfouis des étymologies - non pour exhiber de façon pédante les «vicissitudes stériles de préfixes morphosyntaxiques» mais, plus agréablement, pour montrer que «l’histoire d’un mot n’est autre que l’histoire des hommes qui ont eu besoin de ce mot pour nommer le réel - ou qui n’en ont plus besoin ».
[…]
Andrea Marcolongo Etymologies. Pour survivre au chaos, traduit de l’italien par Béatrice Robert-Boissier, Les Belles lettres, 336 pp., 17,50 €. En librairie le 12 juin.