« […] Devant ce qui précède, plus d'un lecteur sera enclin à penser : mais c'est de l'automatisme, la manifestation de l'inconscient. Point. Car il n'est pas un de ces dessins dont je ne puisse expliquer le symbolisme. Il me serait même facile de discerner pour la plupart d'entre eux une origine. Dans l'un, le souvenir d'un entretien amical sur Bachofen, dans tel autre une variation sur l'horreur du sol où le plumage est pris ; plus loin les fruits d'une méditation sur les emblèmes — à travers l'histoire des hommes — des idées d'envol et de chute, ou bien l'écho d'une conversation à bâtons rompus sur des singularités érotiques, mêlé à des considérations sur l'attirance du gouffre et l'amour des hauteurs. Bref, les résultats d'une culture, et d'un commerce. […]
Il y a plus. La tentative d'une expression de l'inconscient par le truchement du dessin, à l'origine du surréalisme, tendait au document psychiatrique, sans souci esthétique. A tel point qu'il n'était pas nécessaire de savoir, paraît-il, dessiner et encore moins de savoir peindre. Vers 1930, un tournant, comme on le sait : il fut souhaitable de renouer avec l'académisme. Est-il nécessaire de dire que ce ne fut jamais mon penchant (du moins, je l'espère). Au contraire, je crois bien que, pour la capture qui nous occupe, ce n'est pas la maladresse enfantine ou le graphisme idiot du désœuvrement que j'envierai ; et encore moins des minuties d'épileur morose, mais la libre virtuosité d'un Goya ou la longue expérience d'un Hokusaï. […] »
André Masson, Vingt-deux dessins sur le thème du désir, éd. Fourbis, 1992, pp. 10-11.
André Masson “Vignes et vergers faits d’une multitude d’hommes et de femmes entrelacés”, 1947.
André Masson, introduction de Jean-Paul Sartre, Vingt-deux dessins sur le thème du désir, Fernand Mourlot, Paris, 1961.
« Les Vingt-Deux Dessins, par la vitesse et la maîtrise de leur exécution, représentent l'épanouissement suprême du graphisme tel qu'André Masson l'a développé à travers les dessins automatiques et les figures mythologiques. La vitesse est la preuve de l'automatisme : Masson n'aurait pu autrement couvrir vingt grandes feuilles (50 x 65 cm) en une journée ; quant à la maîtrise, elle saute aux yeux tant par l'organisation de l'espace que par la vivacité des figures, mais ce comble de réussite entraîne la contestation de tout le trajet qu'il accomplit : "Je m'aperçus tout à coup, que longtemps j'avais emprunté les manières du dessin pour les introduire avec excès dans mes tableaux, afin d'exprimer les formes en devenir. Et voilà que mes réflexions me mettaient en face de cette vérité impitoyable : la ligne, même juxtaposée à des taches colorées et fuyantes, limite l'action. Ces lignes, en somme, ce n'étaient que des squelettes de mouvement... » (“Métamorphose de l'artiste”, chapitre II, pp. 53 et 54)." (Bernard Noël, André Masson, Gallimard, 1993, p. 124.)
« Cette réflexion sur l'altérité va au-delà des monstres, étudiés dans l'article sur Masson, qui servaient d'intermédiaires à cette théorie des fluidités, des flux et des tourbillons qui travaille Sartre à cette époque et s'ouvre vers les arts de l'expressionnisme abstrait, de l'abstraction lyrique et du tachisme, pouvant lire ainsi, dans les Vingt-deux dessins sur le thème du désir, « l’annonciation encore incertaine d’une autre manière ». A propos du vertige transformationnel de circulations et d'apparences, Sartre écrivait : « Masson est amené par là à retracer toute une mythologie des métamorphoses : il fait passer le règne minéral, le règne végétal et le règne animal dans le règne humain ». (1) Cette pénétrabilité des formes et des règnes est faite pour témoigner d'une sorte de conflit dans les matériaux qui ne quittera plus Sartre et qui sera l'un de ses thèmes majeurs dans l'art, jusqu'au dernier texte « Coexistences », sur Rebeyrolle, en 1970. De Masson, il entrevoit, sous-jacente, une sexualité perverse, qui le rapprochait, dans cet immédiat après-guerre, de Bataille :
« Et toujours dans le même esprit, pour unir ces formes ambivalentes par des relations intimes qui soient en même temps des répulsions et des dissonances, il invente de les opposer dans l'indissoluble unité de la haine, de l'érotisme et du conflit. (2) »
Érotisme et conflit traversent le monde de Masson, sous la plume de Sartre, comme celui de Wols et de Rebeyrolle un peu plus tard. A lire la suite, on sera saisi par la sexualité généralisée que Sartre souligne, mais qui n'est que la révélation d'une structure d'antagonisme plus vaste :
« Quand il dessine Deux arbres, en 1943, ce n'est pas assez que ces arbres soient homme et femme à demi : encore faut-il qu'ils fassent l'amour ; et dans Le Viol, en 1939, les deux personnages se fondent l'un à l'autre dans l'unité béante et douloureuse d'une même blessure, d'un même sexe. Ainsi naissent les sujets : viols meurtres, combats singuliers, éventrements, chasse à l'homme ». (3)
Notons la poétisation de la blessure comme sexe, fréquente chez les surréalistes, n'est que le creuset où se lit toute notre sensibilité faite d'opposition et de clivages, entre le masculin et le féminin, la vie et la mort, l'humain et l'inhumain. L’anti-humanisme de Sartre, à travers ce devoir de monstruosité, se lit à livre ouvert »
1. Jean-Paul Sartre, “Masson”, Situations IV, pp. 400-401.
2. Ibid, p. 401.
3. Ibidem.
© Michel Sicard www.michel-sicard.fr
http://michel-sicard.fr/textes/sartre/sartre-esthetique.pdf
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