mercredi 20 juillet 2011

Rodin, assemblage

« Rilke dans sa lettre à Clara, le 2 septembre 1902, raconte sa première visite à Meudon : « Rien que des fragments, côte à côte, sur des mètres. Des nus de la grandeur de ma main, d'autres plus grands, mais rien que des morceaux... Pourtant, mieux on regarde, plus profondément on ressent que tout cela serait moins entier si chaque figure l'était. Chacun de ces débris possède une cohérence si exceptionnelle et si saisissante, chacun est si indubitable et demande si peu à être complété que l'on oublie que ce ne sont que des parties, et souvent des parties de corps différents, qui se ressemblent si passionnément ici. On devine soudain qu'envisager le corps comme un tout est plutôt l'affaire du savant, et celle de l'artiste, de créer à partir de ces éléments de nouvelles relations, de nouvelles unités, plus grandes, plus légitimes, plus éternelles ; et cette richesse inépuisable, cette invention infinie, perpétuelle, cette présence de l'esprit, cette pureté et cette véhémence de l'expression, cette jeunesse, ce don d'avoir sans cesse autre chose, sans cesse mieux à dire, sont sans équivalent dans l'histoire humaine... » »

Auguste Rodin, Assemblage : torse de la Centauresse et étude pour Iris, 1900-1910.

Nicole Barbier, “Assemblages de Rodin”, Le corps en morceaux, catalogue, Musée d’Orsay, Réunion des Musées nationaux, 1990, pp. 241-251.

« La multiplicité du travail de Rodin est telle que certains aspects en sont encore tout à fait méconnus. Si les œuvres de caractère achevé et classique sont maintenant bien connues, il n'en est pas toujours de même de celles qui présentaient pour lui un caractère expérimental. On a insisté pendant des décennies sur l'exceptionnelle activité de modelage du maître sans toujours se rendre compte d'un autre mode de travail qu'il a tout autant pratiqué, celui de l'assemblage. Les visiteurs de ses ateliers qui ont l'occasion d'observer ces travaux les considèrent, à cette époque, comme des étapes préliminaires à des compositions plus abouties, ou des essais non utilisés pour la Porte de l'Enfer. On n'en parle guère dans les comptes-rendus, tout juste se moque-ton des œuvres fragmentaires exposées en 1900 au Pavillon de l'Alma.

Auguste Rodin, Assemblage : torse de la Centauresse et torse féminin, 1900-1910.

Lors de sa première visite à Meudon, le 2 septembre 1902, Rilke remarque surtout ces morceaux, sans voir qu'ils proviennent souvent du même moule […] ce travail d'assemblage, il va jusqu'à l'expliciter dans son texte de 1903 : «... des parties de corps différents qui, par une nécessité intérieure, adhèrent les unes aux autres, se rangent pour lui d'elles-mêmes en un organisme... Cette découverte est à l'origine de la manière de grouper les formes, chez Rodin ; ainsi s'explique que les figures soient liées les unes aux autres d'une façon aussi inouïe, que les formes tiennent ensemble, ne se lâchent à aucun prix. Il ne prend pas pour point de départ les figures qui s'étreignent, il n'a pas de modèles qu'il dispose et groupe. » […]

Auguste Rodin, Assemblage : torse de la Centauresse et Adolescent désespéré, 1900-1910.

L'intérêt réel porté à ces assemblages existe depuis moins de trente ans. C'est tout d'abord l'exposition “Rodin inconnu”, présentée au Louvre en 1962-1963, qui attire l'attention sur ces travaux, mais seuls y sont présentés quelques figures dans des vases antiques ou des petits groupes assez peu fragmentaires. Il faut attendre l'exposition de Washington de 1981-1982, “Rodin rediscovered”, pour voir Albert Elsen s'intéresser au sujet de façon plus scientifique, mais avec un nombre d'exemples restreint. A cette époque, les réserves de Meudon n'étaient pas classées et il était encore difficile de se rendre compte de la proportion exacte de cette production. Aujourd'hui, on peut réellement faire le point, et constater qu'elle est fort importante. Le recul du temps permet de saisir la modernité de ce travail qui va pouvoir, petit à petit, être montré au public, après nettoyage et restauration. Il n'a en effet pas bénéficié des mêmes soins de conservation que les pièces plus achevées. Néanmoins, il nous éclaire sur la façon de procéder de Rodin, parfois très artisanale et en tout cas très inventive.
Il ne fait en effet aucun doute que ce procédé de l'assemblage a été l'une des sources les plus vivifiantes de la sculpture de Rodin. Quelques exemples en sont fort bien connus, ayant donné lieu à des transpositions en d'autres matériaux. […] Outre les plâtres de Meudon, nous en conservons le témoignage par des photographies annotées ou retouchées, fixant un état avant sa transformation. Une série de dix tirages est particulièrement instructive en ce qu'elle montre plusieurs variantes de l'assemblage d'un Adolescent désespéré avec l'Aube. Il s'agit de quatre prises de vues différentes, certaines ayant donné lieu à des montages. L'une d'elles, tirée à quatre exemplaires, nous montre la figure de l’Aube tournée vers la table, reposant sur ses coudes et ses genoux, le torse de l’Adolescent désespéré plongeant sur elle. […]

L’aurore, vers 1900.

Sur le montage, la mention “l'aurore contrepartie du crépuscule’ indique une idée de sujet qui pourrait correspondre à celui exposé en 1900 sous le titre “Le Crépuscule et la Nuit”. […] Sur [un autre] cliché la position de l'homme a changé, devenue verticale. […] ajouté ultérieurement la mention “Dans (?) la mer”.

Dans la mer”, vers 1900

Les deux tirages suivants montrent une disposition différente : l’Adolescent est maintenant à plat ventre, retenant par les jambes la femme en position verticale. Là encore les deux clichés ont été retouchés, principalement au niveau des jambes et du dos de l'homme.

L’aurore, vers 1900.

Il existe à Meudon une autre variante de cet assemblage : l'Adolescent est dressé, portant au-dessus de lui la figure de l'Aube à laquelle la tête a été enlevée. Il est fort probable que plâtre et photographies sont tout à fait contemporains, datant peut-être de l'année 1900. […]

Assemblage : Adolescent désespéré portant l’Aube, vers 1900.

En l'état actuel de nos recherches, il nous semble pouvoir affirmer que les assemblages datent essentiellement de la période 1900-1910. A cette époque, ce n'est plus le modelage qui intéresse Rodin, mais l'agencement de formes dans l'espace, d'une façon un peu abstraite puisque le corps humain utilisé n'a pas besoin d'être complet. Lorsque l'on sait le nombre d'artistes qu'il reçoit, en visiteurs ou en praticiens, on ne peut s'empêcher de penser que cet aspect de son œuvre n'a pas pu ne pas influencer des formes de sculptures plus contemporaines. »

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