Goya, Por casarse con quien quiso (Parce qu'elle s'était mariée à son gré), 1814-1824, 20,5 x 14,4 cm, album C, Prado, Madrid.
"Rien ; plus lumineux que le soleil ? Rien. Reste […] le cadeau tyrannique du rien. C'est cela qu'il faut consommer, qui est donné à manger et c'est dans cela qu'il faut vivre.
[…] Goya […] expérimente ce dont il peut être dans ses peintures le destinataire unique : ce que cachaient encore les habits, la fable, les histoires qui la faisaient passer : son poids. Le poids est-il quelque chose qui peut être éclairé ?
Plus de portraits, pas de visions : mais la contagion de la chose humaine.
[…] Mais quelle est la chair (si je pense que le sujet est la chair même de la peinture) ? Jeu étrange de provocation et de conjuration. Les lignes ou les masses, la succession des thèmes ont pour sujet assez facilement lisible quelque chose comme la fin de la chair (la mort du plaisir, de la jouissance, de la sexualité ?)
Procédons calmement : la brutalité du sujet ne peut que cacher sa littéralité ; reste la peinture : elle vit de la consumation de la chair ; elle vit et anime, après la suppression des distances imaginaires du théâtre de peinture, la disparition (fusillage, dévoration, absorption par le paysage, ensablement) du corps.
Mue extraordinaire dont la peinture serait le seul témoignage et comme la dernière peau.
Comédie de la chair : les figures sont mangées par la substance de leur mutation […]
Goya, Femme en pleurs auprès d'un mourant, lavis d'encre de Chine, 1810-1820, 18,9 x 26,1 cm, Biblioteca Nacional, Madrid.
Il faut prendre au sérieux (non au tragique) ces murs qui voient les sujets se raréfier, la chair faire étalage de cette extraordinaire mue, lueur, bosselage, se fondre dans le fond régulièrement sombre.
Selon quelle comédie (quelles justifications symboliques, allégoriques brutalement posées) tout ici dit-il « c'est fini » (fin du corps ou de la chair vivante, mur maçonné du rêve, obturation ou suture du monde imaginaire) ? Toute féerie bizarre, folle retombe dans une nullité d’imagination une fois atteint le mur de la vie et dressé, avec une telle économie, le mur – provisoirement – dernier de la peinture.
[…] Idées contemporaines sur les premiers bouillonnements de la nature, sur les sources volcaniques, secousses sismiques qui commencent à ébranler toute la représentation d'un ordre naturel de l'espèce ; cratères ouverts à fleur de terre, abîmes sous les pas : le refuge humain, le lieu préservé de la contagion des catastrophes réduit à quelques ombres éclairées. Humanité mouvante, corps multiple, machine grouillante et mue en tous sens par des chaînes de mouvements : une chaudière puissante qui dégage, comme une forge et une fonderie, ses flammes et ses fumées dans des aller-retours de bielles grises, blanchâtres, couleur chair.
Goya, Mort d'un saint, lavis de sépia sans légendes, 1812-1823, 20,9 x 14,5 cm, album F, Prado, Madrid.
[…] Encore une fois, une autre peinture est née […] elle naît, comme elle l'a presque toujours fait, dans le ciel comme surface et effet d'action des couleurs ; elle n'organise cependant pas la disparition du sujet.
[…] Réduit à rien, le sujet n'a plus de fonction ornementale (il n'en porte non seulement plus, il n'est surtout pas conçu comme ornement dans le tableau) : il refait au plus près le lien même de la peinture. Il en est devenu, un peu plus, la chair.
[…] Un peu partout un travail de la lumière liée à ce qui subsiste du sujet (à sa nouvelle manière) : elle ne le cerne pas, ne concourt pas à sa mise en scène. Ce qui est éclairé brutalement, soudainement (d'où, peut-être, l'idée d'une hâte ou d'une fièvre dans l'exécution) est le sujet comme moment de peinture. Il n'est mobilisable pour rien d'autre : sa chair est cette tournure sans autre emploi possible."
Jean Louis Schefer, Goya, la dernière hypothèse, Maeght éditeur, 1998, pp. 66-68, 81, 88.
"Rien ; plus lumineux que le soleil ? Rien. Reste […] le cadeau tyrannique du rien. C'est cela qu'il faut consommer, qui est donné à manger et c'est dans cela qu'il faut vivre.
[…] Goya […] expérimente ce dont il peut être dans ses peintures le destinataire unique : ce que cachaient encore les habits, la fable, les histoires qui la faisaient passer : son poids. Le poids est-il quelque chose qui peut être éclairé ?
Plus de portraits, pas de visions : mais la contagion de la chose humaine.
[…] Mais quelle est la chair (si je pense que le sujet est la chair même de la peinture) ? Jeu étrange de provocation et de conjuration. Les lignes ou les masses, la succession des thèmes ont pour sujet assez facilement lisible quelque chose comme la fin de la chair (la mort du plaisir, de la jouissance, de la sexualité ?)
Procédons calmement : la brutalité du sujet ne peut que cacher sa littéralité ; reste la peinture : elle vit de la consumation de la chair ; elle vit et anime, après la suppression des distances imaginaires du théâtre de peinture, la disparition (fusillage, dévoration, absorption par le paysage, ensablement) du corps.
Mue extraordinaire dont la peinture serait le seul témoignage et comme la dernière peau.
Comédie de la chair : les figures sont mangées par la substance de leur mutation […]
Goya, Femme en pleurs auprès d'un mourant, lavis d'encre de Chine, 1810-1820, 18,9 x 26,1 cm, Biblioteca Nacional, Madrid.
Il faut prendre au sérieux (non au tragique) ces murs qui voient les sujets se raréfier, la chair faire étalage de cette extraordinaire mue, lueur, bosselage, se fondre dans le fond régulièrement sombre.
Selon quelle comédie (quelles justifications symboliques, allégoriques brutalement posées) tout ici dit-il « c'est fini » (fin du corps ou de la chair vivante, mur maçonné du rêve, obturation ou suture du monde imaginaire) ? Toute féerie bizarre, folle retombe dans une nullité d’imagination une fois atteint le mur de la vie et dressé, avec une telle économie, le mur – provisoirement – dernier de la peinture.
[…] Idées contemporaines sur les premiers bouillonnements de la nature, sur les sources volcaniques, secousses sismiques qui commencent à ébranler toute la représentation d'un ordre naturel de l'espèce ; cratères ouverts à fleur de terre, abîmes sous les pas : le refuge humain, le lieu préservé de la contagion des catastrophes réduit à quelques ombres éclairées. Humanité mouvante, corps multiple, machine grouillante et mue en tous sens par des chaînes de mouvements : une chaudière puissante qui dégage, comme une forge et une fonderie, ses flammes et ses fumées dans des aller-retours de bielles grises, blanchâtres, couleur chair.
Goya, Mort d'un saint, lavis de sépia sans légendes, 1812-1823, 20,9 x 14,5 cm, album F, Prado, Madrid.
[…] Encore une fois, une autre peinture est née […] elle naît, comme elle l'a presque toujours fait, dans le ciel comme surface et effet d'action des couleurs ; elle n'organise cependant pas la disparition du sujet.
[…] Réduit à rien, le sujet n'a plus de fonction ornementale (il n'en porte non seulement plus, il n'est surtout pas conçu comme ornement dans le tableau) : il refait au plus près le lien même de la peinture. Il en est devenu, un peu plus, la chair.
[…] Un peu partout un travail de la lumière liée à ce qui subsiste du sujet (à sa nouvelle manière) : elle ne le cerne pas, ne concourt pas à sa mise en scène. Ce qui est éclairé brutalement, soudainement (d'où, peut-être, l'idée d'une hâte ou d'une fièvre dans l'exécution) est le sujet comme moment de peinture. Il n'est mobilisable pour rien d'autre : sa chair est cette tournure sans autre emploi possible."
Jean Louis Schefer, Goya, la dernière hypothèse, Maeght éditeur, 1998, pp. 66-68, 81, 88.
"Comédie de la chair : les figures sont mangées par la substance de leur mutation"... Cette phrase tourne en rond dans ma tête, accompagnant l'image de Saturne dévoreur de ses enfants...
RépondreSupprimerMerci de m'avoir fait connaître cet ouvrage. Et aussi pour tous les articles publiés ici.
Amicalement
Hazló, peintre.