jeudi 28 juillet 2011

Picasso “installation”



Pablo Picasso, Composition photographique à la “Construction au joueur de guitare”, Paris, atelier du boulevard Raspail, janvier-février 1913, épreuve gélatino-argentique, 11,8 x 8,7 cm.
« Durant les mois suivants, Picasso utilise à nouveau les ressources de la mise en scène photographique avec un autre cliché de son atelier. Il y montre un assemblage composite simulant un projet de sculpture, Construction au joueur de guitare, qui ne sera jamais réalisé mais qui trouve là une existence éphémère et expérimentale. Véritable “installation photographique”, l'assemblage de la Construction au joueur de guitare prend pour fond un grand panneau de toile sur lequel une peinture en cours d'exécution est complétée par des bras de papier journal et une vraie guitare. Les lettres «LAC[ERBA]» font référence au titre de la revue artistique et littéraire créée à ce moment même par le futuriste Ardengo Soffici. De part et d'autre, se côtoient sur le cliché, de gauche à droite : l'affiche – en partie coupée par le cadrage – d'une exposition de Picasso à Munich [Galerie Tannhauser], le collage Nature morte “Au Bon Marché”, un papier collé représentant la caractéristique bouteille treillissée d'Anis del Mono, puis la construction Violon et un guéridon portant la plus générique des natures mortes : un journal, une bouteille, une tasse, une pipe et un paquet de tabac. Cette image “extraordinaire” [Edward Fry, “Picasso, Cubism and Reflexivity”, Art Journal, vol. XLVII, hivers 1988, p. 301] que l'on intitulera Composition photographique à la “Construction au joueur de guitare”, organise une confrontation complexe où se rencontrent le monde réel, l'espace fictif de la toile peinte et dessinée, les objets manufacturés (la guitare, le guéridon, la bouteille), la construction en trois dimensions (le violon), le découpage de papier journal à caractère figuratif (les bras), la représentation stylisée (la bouteille d'anis)... En une telle circonstance, le rôle assigné par Picasso à la prise de vue excède bien la fonction de simple “vérification” et même celle de “manifeste/démonstration” qui lui fut parfois dévolue dans l'invention du cubisme [Fry, 1988, ibid.]. Ici, la photographie a en effet pour propriété de condenser, dans l'aplat continu et homogène de la surface sensible, l'ensemble des éléments réels ou figurés quelles que soient leurs différences de statut, de matérialité, de durabilité […] »
Extrait de Anne Baldassari, Picasso papiers journaux, éd. Tallandier, 2003, pp. 92-95.
Pablo Picasso, Nature morte “Au Bon Marché”, Paris, janvier-février 1913, huile, papier et pièces de papiers journaux collés sur un carton imprimé publicitaire, 23,5 x 31 cm

« Machines
L'image, l'icône et finalement le tableau s'établissent dans l'intégration et le fonctionnement de la contre-projection.
Contre-projection
(Peinture, écran, cinéma, suite à la destruction de l'entité de surface.)
Les marques de l'image (le récit, le contenu littéraire, théorique, social...) tendent à maintenir la perception de celle-ci dans une dimension projective simple, celle du projecteur. En fait, la peinture, la sculpture, le cinéma ou l'architecture ont toujours introduit dans cette "nature projective" une disjonction, une transformation contre-projective, permettant d'introduire dans l'image une ou plusieurs sources projectives différentes. A la projection classique correspondant à la mise en place de l'énoncé imagé, à son installation, s'oppose la contre-projection, projection interne qui tend à transformer, détruire ou brouiller le projet initial.
Cela a donc toujours supposé, depuis les expériences de Brunelleschi, parallèlement à la question du tableau, la construction de machines : des machines optiques de la Renaissance aux machines structurelles, scénographiques et fictionnelles modernes. Pour Cézanne la préparation d'une nature morte est l'arrangement simple de fruits, de pots, etc., sur une table, dans l'espace réel et familier. Pour Picasso, héritant de l'élaboration cézannienne un niveau de vision nouveau, l'objet réel à peindre fait l'enjeu d'une nouvelle mise en situation qui libère son "inquiétante étrangeté": détaché des conditions de support et de repos liées à la pesanteur il ne tombe pas, il est suspendu.
Cette situation non naturelle d'un objet pour la peinture amène au relais de l'assemblage, à l'invention du "collage en relief ".
L'atelier aussi est une machine fictionnelle. »
Christian Bonnefoi, “Sur l'apparition du visible”, entretien, in Macula 5/6, 1979, pp. 194 à 228 repris dans Christian Bonnefoi, Ecrits sur l’art (1974-1981), éd. La Part de l’Œil, 1997 (extraits des pp. 173 et 186).

samedi 23 juillet 2011

Rodin, les dessins

Extraits du catalogue Rodin. L’exposition de l’Alma en 1900, Réunion des Musées Nationaux, 2001.

193. Cavalier au galop de profil à droite
Mine de plomb, plume, encres brune et rouge, lavis brun sur papier crème collé sur un papier de support.
H. 18,7 ; L. 16 cm. Vers 1880

Si Rodin a choisi d'exposer à l'Alma [“Pavillon de l’Alma” que Rodin fit construire expressément pour organiser une exposition de ses œuvres sur « un emplacement stratégique, à proximité immédiate de l’enceinte officielle de l’Exposition universelle »] surtout ses dessins les plus récents et les plus modernes, on peut aussi compter de manière assez inattendue certains dessins de la période “noire” inspirés de L’Enfer de Dante et de Michel-Ange, qui datent des années 1880. Ils étaient exposés groupés par trois, quatre ou six et ont malheureusement été démontés depuis, ce qui rend leur identification extrêmement difficile. Ce cavalier de qualité exceptionnelle n'échappe pas à la règle. […]
Ce cavalier époustouflant au lavis d'encre et à la gouache contraste d'autant plus avec les dessins “modernes” qui vont suivre, à la technique plus simple, qu'il est ici isolé et qu'il rappelle avec force le rattachement de Rodin à la tradition romantique et visionnaire des Goya ou Géricault. En présentant les dessins de cette tradition, Rodin montre lucidement qu'il est aussi issu de ce XIXe siècle finissant.
Christina Buley

194. Femme nue agenouillée contre un corps allongé
Éros. Deux figures
Mine de plomb et aquarelle sur papier crème, piqué, collé en plein sur carton.
H. 32,6 ; L. 38,8 cm.

Rodin comparait le corps d'une femme cambrée en arrière à un bel arc sur lequel Éros ajuste ses flèches invisibles.
Deux dessins aquarellés sont réunis ici. Le titre même [mentionné dans le] cahier gris le laisse entendre : Éros. Deux figures. Plusieurs dessins ont pour sujet le personnage d'Éros au corps d'adolescent allongé et appuyé sur ses avant-bras. On en dénombre une dizaine. À partir d'un découpage, encore existant, qui servait d'étalon et de papiers-calques intermédiaires qui auraient disparu, Rodin a conçu des variantes de ses silhouettes dont il jouait comme de marionnettes et qu'il mettait en couleur ultérieurement. D'une feuille à l'autre, on observe qu'Éros pivote sur son axe et que Rodin l'associe à d'autres nus. Ici, la femme aux bras étendus rappelle fort celle du dessin D. 5060 (cat. 195). Cet aspect du dessinateur qui fabrique son sujet de manière très expérimentale était et est encore à ce jour totalement inconnu et inexploré et il est surprenant de lui donner la date de l'Alma.
La série d'Éros a été remarquée par la critique Clara Quin (1), ce qui prouve que le placement, non permanent, de certains dessins dans des casiers n'empêchait pas le public d'y avoir accès.
Claudie Judrin

1. Clara Quin, critique d'art à l’Art Journal de Londres, qui écrivait sous le pseudonyme masculin de Charles Quentin, rapporte le sentiment de Rodin qui « considère ses dessins comme une synthèse du travail de sa vie. Ils lui plaisent comme des impressions très rapides, très directes qui selon lui sont très complètes, donnant la forme, le modelé, le mouvement, le sentiment [...]. Autrefois, il faisait ses dessins à l'aquarelle très foncée, très ombrée pour donner l'effet de la sculpture. Peu à peu, il a simplifié le procédé jusqu'à ce qu'il soit arrivé à dessiner seulement les contours, remplis de couleur très délicate puis dernièrement de couleur plus forte, ce qui donne l'effet de figures modelées en terre cuite... Pour la plupart ces dessins ressemblent, comme couleur, à la vieille terre cuite et, comme forme, aux antiques. » “Le musée Rodin”, The Art Journal n° 745, juillet 1900, pp. 213-217.

George Morot rapproche ces dessins des tanagras et des affiches “1900”. Rodin lui-même parlait d’« instantanés d’un genre variant entre le grec et le japonais ».

Une photographie ancienne nous révèle le dessin déposé le long du mur de la salle des photographies du pavillon de l'Alma, derrière le torse d’Ugolin, dans un cadre blanc non encore accroché.

195. Femme nue de face, agenouillée et les bras écartés
Sirène sortant de l'eau, la tête en avant

Mine de plomb et aquarelle sur papier beige collé en plein sur carton.
H. 25,1 ; L. 32,6 cm.
Cette sirène sortant de l'eau est en perspective, de face et en vue plongeante. Rodin aimait à évoquer des baigneuses au corps en partie immergé. Cette femme est en quelque sorte la figure féminine et solitaire du couple du dessin D. 4773 (cat. 194).
Claudie Judrin

197. Jeune Corps s'étirant, coudes hauts, contre une femme agenouillée
Éros et une femme

Mine de plomb et aquarelle sur papier crème collé en plein sur carton.
H. 50,5 ; L. 32,7 cm.
Nous sommes bien aise que Rodin ait donné le titre Éros à ce jeune corps allongé, confirmant ainsi son désir d'en faire une série (cf. cat. 194). Il a complété sa qualification par le terme “panneau décoratif” qui ne manque pas de justesse si l'on considère le mouvement de ces deux corps comme une sorte de vase à deux anses. La journaliste Clara Quin disait de Rodin qu'il « cherch[ait] souvent des formes de vases dans le corps humain, parce que, après tout, le corps est un vase puisqu'il contient tout ce que nous sommes ».
Claudie Judrin

[Il n’est pas interdit de penser ici aux assemblages de torses féminins avec des poteries antiques réalisés par Rodin vraisemblablement dans la période 1895-1905. Voir Nicole Barbier, “Vases où poussent les fragments”, Le corps en morceaux, catalogue, Musée d’Orsay, Réunion des Musées nationaux, 1990, pp. 237-239, fig. 497 à 502.]

238. Nu féminin agenouillé portant un deuxième nu sur ses épaules
Femme portant Éros sur son cou


Mine de plomb et aquarelle sur papier collé en plein sur carton.
H. 32,4 ; L. 47 cm.
L'Éros que cette femme porte sur ses épaules fait partie des recherches sur ce personnage pivotant dans diverses postures que Rodin associe à différents modèles (cf. cat. 194). L'exposition de l'Alma regroupait au moins six des Éros dont on évalue le nombre à une dizaine au moins.
Claudie Judrin

mercredi 20 juillet 2011

Rodin, assemblage

« Rilke dans sa lettre à Clara, le 2 septembre 1902, raconte sa première visite à Meudon : « Rien que des fragments, côte à côte, sur des mètres. Des nus de la grandeur de ma main, d'autres plus grands, mais rien que des morceaux... Pourtant, mieux on regarde, plus profondément on ressent que tout cela serait moins entier si chaque figure l'était. Chacun de ces débris possède une cohérence si exceptionnelle et si saisissante, chacun est si indubitable et demande si peu à être complété que l'on oublie que ce ne sont que des parties, et souvent des parties de corps différents, qui se ressemblent si passionnément ici. On devine soudain qu'envisager le corps comme un tout est plutôt l'affaire du savant, et celle de l'artiste, de créer à partir de ces éléments de nouvelles relations, de nouvelles unités, plus grandes, plus légitimes, plus éternelles ; et cette richesse inépuisable, cette invention infinie, perpétuelle, cette présence de l'esprit, cette pureté et cette véhémence de l'expression, cette jeunesse, ce don d'avoir sans cesse autre chose, sans cesse mieux à dire, sont sans équivalent dans l'histoire humaine... » »

Auguste Rodin, Assemblage : torse de la Centauresse et étude pour Iris, 1900-1910.

Nicole Barbier, “Assemblages de Rodin”, Le corps en morceaux, catalogue, Musée d’Orsay, Réunion des Musées nationaux, 1990, pp. 241-251.

« La multiplicité du travail de Rodin est telle que certains aspects en sont encore tout à fait méconnus. Si les œuvres de caractère achevé et classique sont maintenant bien connues, il n'en est pas toujours de même de celles qui présentaient pour lui un caractère expérimental. On a insisté pendant des décennies sur l'exceptionnelle activité de modelage du maître sans toujours se rendre compte d'un autre mode de travail qu'il a tout autant pratiqué, celui de l'assemblage. Les visiteurs de ses ateliers qui ont l'occasion d'observer ces travaux les considèrent, à cette époque, comme des étapes préliminaires à des compositions plus abouties, ou des essais non utilisés pour la Porte de l'Enfer. On n'en parle guère dans les comptes-rendus, tout juste se moque-ton des œuvres fragmentaires exposées en 1900 au Pavillon de l'Alma.

Auguste Rodin, Assemblage : torse de la Centauresse et torse féminin, 1900-1910.

Lors de sa première visite à Meudon, le 2 septembre 1902, Rilke remarque surtout ces morceaux, sans voir qu'ils proviennent souvent du même moule […] ce travail d'assemblage, il va jusqu'à l'expliciter dans son texte de 1903 : «... des parties de corps différents qui, par une nécessité intérieure, adhèrent les unes aux autres, se rangent pour lui d'elles-mêmes en un organisme... Cette découverte est à l'origine de la manière de grouper les formes, chez Rodin ; ainsi s'explique que les figures soient liées les unes aux autres d'une façon aussi inouïe, que les formes tiennent ensemble, ne se lâchent à aucun prix. Il ne prend pas pour point de départ les figures qui s'étreignent, il n'a pas de modèles qu'il dispose et groupe. » […]

Auguste Rodin, Assemblage : torse de la Centauresse et Adolescent désespéré, 1900-1910.

L'intérêt réel porté à ces assemblages existe depuis moins de trente ans. C'est tout d'abord l'exposition “Rodin inconnu”, présentée au Louvre en 1962-1963, qui attire l'attention sur ces travaux, mais seuls y sont présentés quelques figures dans des vases antiques ou des petits groupes assez peu fragmentaires. Il faut attendre l'exposition de Washington de 1981-1982, “Rodin rediscovered”, pour voir Albert Elsen s'intéresser au sujet de façon plus scientifique, mais avec un nombre d'exemples restreint. A cette époque, les réserves de Meudon n'étaient pas classées et il était encore difficile de se rendre compte de la proportion exacte de cette production. Aujourd'hui, on peut réellement faire le point, et constater qu'elle est fort importante. Le recul du temps permet de saisir la modernité de ce travail qui va pouvoir, petit à petit, être montré au public, après nettoyage et restauration. Il n'a en effet pas bénéficié des mêmes soins de conservation que les pièces plus achevées. Néanmoins, il nous éclaire sur la façon de procéder de Rodin, parfois très artisanale et en tout cas très inventive.
Il ne fait en effet aucun doute que ce procédé de l'assemblage a été l'une des sources les plus vivifiantes de la sculpture de Rodin. Quelques exemples en sont fort bien connus, ayant donné lieu à des transpositions en d'autres matériaux. […] Outre les plâtres de Meudon, nous en conservons le témoignage par des photographies annotées ou retouchées, fixant un état avant sa transformation. Une série de dix tirages est particulièrement instructive en ce qu'elle montre plusieurs variantes de l'assemblage d'un Adolescent désespéré avec l'Aube. Il s'agit de quatre prises de vues différentes, certaines ayant donné lieu à des montages. L'une d'elles, tirée à quatre exemplaires, nous montre la figure de l’Aube tournée vers la table, reposant sur ses coudes et ses genoux, le torse de l’Adolescent désespéré plongeant sur elle. […]

L’aurore, vers 1900.

Sur le montage, la mention “l'aurore contrepartie du crépuscule’ indique une idée de sujet qui pourrait correspondre à celui exposé en 1900 sous le titre “Le Crépuscule et la Nuit”. […] Sur [un autre] cliché la position de l'homme a changé, devenue verticale. […] ajouté ultérieurement la mention “Dans (?) la mer”.

Dans la mer”, vers 1900

Les deux tirages suivants montrent une disposition différente : l’Adolescent est maintenant à plat ventre, retenant par les jambes la femme en position verticale. Là encore les deux clichés ont été retouchés, principalement au niveau des jambes et du dos de l'homme.

L’aurore, vers 1900.

Il existe à Meudon une autre variante de cet assemblage : l'Adolescent est dressé, portant au-dessus de lui la figure de l'Aube à laquelle la tête a été enlevée. Il est fort probable que plâtre et photographies sont tout à fait contemporains, datant peut-être de l'année 1900. […]

Assemblage : Adolescent désespéré portant l’Aube, vers 1900.

En l'état actuel de nos recherches, il nous semble pouvoir affirmer que les assemblages datent essentiellement de la période 1900-1910. A cette époque, ce n'est plus le modelage qui intéresse Rodin, mais l'agencement de formes dans l'espace, d'une façon un peu abstraite puisque le corps humain utilisé n'a pas besoin d'être complet. Lorsque l'on sait le nombre d'artistes qu'il reçoit, en visiteurs ou en praticiens, on ne peut s'empêcher de penser que cet aspect de son œuvre n'a pas pu ne pas influencer des formes de sculptures plus contemporaines. »

dimanche 17 juillet 2011

Ingres collages





Adrien Goetz, Ingres collages. Dessins d’Ingres du Musée de Montauban, Musée Ingres, Le Passage Editions, 2005.


« Découpages, montages et collages, matériaux assemblés
Ce n'est pas parce que Le Chef-d'œuvre inconnu de Balzac a ému Cézanne jusqu'aux larmes et qu'il a été illustré par Picasso qu'il est “moderne”. La nouvelle, qui décrit la première toile abstraite avant l'abstraction, était déjà “moderne” aux yeux de ses premiers lecteurs, quand elle parut, en une première version, dans la revue L'Artiste. Peut-être parce qu'ils y reconnaissaient certains traits du combat des romantiques et des classiques, des phrases inspirées par Delacroix ou par Ingres.
De la même manière, ce n'est pas parce que les artistes du XXème siècle ont inventé le collage bien après Ingres – et en ignorant à quel point le peintre de Montauban avait été précurseur – que les collages d'Ingres sont “modernes”. Le propos n'est pas ici de faire entrer de force ces papiers découpés, rapiécés, raboutés, dans le champ de la modernité, de les inscrire, malgré M. Ingres, dans la grande saga épique conduisant “nécessairement” aux collages de Braque, de Picasso, d'Ernst ou de Duchamp.
Les collages d'Ingres sont modernes en leur temps, cela suffit. Parce qu'ils sont singuliers. Parce qu'ils le révèlent. »

« Equations
Avant Rodin, Ingres comprend que l’on peut assembler des éléments isolés d'œuvres antérieures, pour, en les combinant, créer autre chose. Dans l'atelier de Rodin, on parle de “marcottage”, technique de greffe, en botanique, dont le nom ne dérive nullement, malgré les apparences, de celui de la famille Marcotte, les amis d'Ingres.
Le collage – marcottage – prend alors la forme d'une équation : le bras de Démosthène croqué pour L'Apothéose d'Homère “plus” le visage de Virgile mis au carreau pour Virgile lisant l'Énéide “donnent” une étude pour Homère déifié. Ailleurs, le collage sert pour la “mise en place”. Un calque de Platon collé à un calque de Socrate “donne” le dessin qu'il suffira de mettre au carreau pour le reporter sur la toile de L'Apothéose d'Homère. »

Démosthène, bras (réalisé pour L'Apothéose d'Homère, Louvre, 1825); collé : Virgile, tète (destine au tableau de Bruxelles Virgile lisant “L'Énéide”, 1812, également adapté dans Homère déifié, Louvre, 1864-1865). Mine de plomb sur papier végétal, collé sur calque, 14,1 x 11,7 cm.

« Des mots collés aux images
Les morceaux de textes collés envahissent tout dans une feuille pour L'Age d'or – peut-être faite pour préparer le grand dessin du musée de Lyon. Les croquis passent en marge, et pour certains, au verso. Les paperolles proustiennes ne sont pas loin. Ingres colle des papiers sur d'autres papiers, parfois en travers. Il mélange tout : « La nuit, l'Érèbe, le chaos, la naissance des monstres, [...] pêches, poires, pomi d'oro, figues, œillets, camomille, printemps, les fleurs tombent de toute part. » Le lecteur peut lire cette page comme il regarderait un dessin fait avec des lettres, promener ses yeux sur cette profusion, piquer un mot, cueillir une bribe de phrase. Ingres gribouille, il faudrait inventer “cacogramme” pour qualifier ces indéchiffrables calligrammes. Le sens est clair : la richesse du monde fait éclater le papier, qui ploie sous la pluie des mots. Un chaos dont la composition peinte, sur les murs, à Dampierre, aura bien du mal à sortir.
Sur trois autres feuilles assemblées, toujours en vue du dessin de Lyon, Momméja, le premier qui ait étudié les dessins de Montauban, a écrit “premières pensées de la composition”. Le dessin s'y mêle franchement au texte. Ingres commence à assembler ses idées – à moins que ce ne soient ses groupes de personnages. Tantôt il dessine, tantôt il écrit, et la phrase devient ainsi l'équivalent mental d'un dessin à faire : “un arbre s'élève au milieu du repas”, aucun besoin de le montrer. Ce sont des notes prises par l'artiste pour lui-même; cet arbre, il le voit. »
Notes manuscrites et quelques croquis pour L'Âge d'or. Plume sur quatre papiers, mine de plomb sur calque pour quelques collés, 40,5 x 49,3 cm.

mardi 12 juillet 2011

Pierre Tal-Coat




Pierre Tal-Coat, crayons sur papier, 1977, 12 x 34 cm.
« L'espace de Tal-Coat c'est l'espace du paysage, non d'un paysage-spectacle mais d'un paysage-milieu. Le paysage n'est pas en face de nous comme un ensemble d'objets à moins que nous ne l'ayons converti en site, c'est-à-dire en géographie pittoresque. Il nous enveloppe et nous traverse. Nous sommes immergés en lui : notre Ici ne se réfère qu'à lui-même. Où que nous portions nos pas, notre horizon se déplace avec nous. Nous sommes toujours à l'origine. Nous sommes perdus. Et nous serions condamnés à cette perdition et à l'errance si nous ne hantions le monde autour de nous à partir de certains foyers. Un peintre n'est pas un œil – mais un regard. Et regarder c'est pour le peintre se constituer en foyer du monde […]
Le geste de Tal-Coat est des plus aigus parmi tous ceux qui ont transformé la surface d'une toile ou d'une feuille de papier en espace du monde et de l'homme. Cette acuité n'est pas seulement dans le trait de ses dessins mais dans la texture même de sa peinture. Une ligne ou une surface de Tal-Coat n'est jamais un tracé, n'est jamais objet mais trajet. Nous n'y lisons pas la forme calculée d'un geste ; nous y suivons un geste créateur d'espace qui abolit toutes les formes dans un éclatement de pulsions rythmiques où le mouvement, croissant à travers sa propre genèse, n'a pas d'autres coordonnées que son rythme. Mais cette liberté qui n'est pas un signe de l'homme, mais l'acte même de l'homme, est en accord avec le monde qu'elle dévoile et qui s'esquisse en elle au-delà de la rumeur indistincte des ombres éparses et des clartés errantes, avec le monde comme “Voix vive” – comme dit si bien Pierre Schneider. »
Henri Maldiney, Aux déserts que l’histoire accable. L’art de Tal-Coat, Deyrolle Editeur, 1996, pp. 58-59.

Pierre Tal-Coat, lavis sur papier, 1982-83, 50 x 65 cm.

"Pierre Tal Coat – peintures et dessins- 1946-1985". Exposition au Musée des Beaux-Arts à Mons jusqu’au 17 juillet 2011.