Arié Mandelbaum tout craché
Maurice-Moshé Krajzman
"De la photographie elle-même, il convient de souligner le manquement. Jouant à plein dans la répétition.
Répétition qui, à proprement parler, manque. Dans la mesure où répétition n'est pas retour. Ni retour ni reproduction.
Arié Mandelbaum, Portrait de Julien Lahaut, 70 x 100 cm. La répétition se produit toujours comme au hasard (l) qui lui-même s’exprime comme une nécessité : celle d’une rencontre essentiellement manquée, impossible.
Du Réel comme rencontre, du Réel “dans son expression infatigable” (2). Voilà la photographie.
Barthes a pourtant beau affirmer que la photographie reproduit à l’infini ce qui n’a eu lieu qu’une fois, on ne pourra le suivre qu’à se demander si même “ça” a eu lieu une fois.
Ou alors, “ça” a eu lieu comme a eu lieu ce que, dans l’histoire de la psychanalyse on a appelé “le traumatisme”, le “trauma”. C’est-à-dire fort peu.
Tant, qu’à faire un pas serait de projeter le passé dans un discours en devenir (3)!
Ou dans un tableau.
A quel point le monde tient dans le fantasme et comment le peintre y participe dans ce qui le fait peintre, on en tient la marque d’Arié Mandelbaum quand il se met à dessiner, à peindre la photo de sa mère... ou du Président Mitterrand.
Arié Mandelbaum, Etude pour un portrait de ma mère, 50 x 65 cm.
Tentative de restitution qui, de son ratage fait l’idéal de la scène.
Scènes de la famille Mandelbaum saisies comme un fantasme. Scènes idéales où le passage de la photographie à la toile ne fait qu’accentuer la place de chaque personnage dans sa fonction d’être en représentation. En ne le sachant pas. Ou, comme Mitterrand, en le sachant “à peine”.
Exactement comme dans le fantasme.
Procéder par “inspiration” à partir d'une photographie – démarche fréquente chez Arié Mandelbaum – revient à inscrire un tableau dans le tableau.
Comme Velasquez le fait dans Les Ménines, comme Magritte s'y engage dans la Tentative de l'impossible.
Arié Mandelbaum, Etude d’après Les Ménines, 70 x 100 cm.
L’impression d’ensemble est d’étrangeté. Mitterrand est très nettement en représentation plutôt que représenté. Et c’est bien un piège à regards que nous tend Mandelbaum.
Piège doublement retors, car ce portrait a beau venir d’un “cliché”, il n’en fait pas moins écran. Au même titre qu’Arié en autoportrait, il s’agit d’une nature morte... de vivant, d’un tableau vivant, d’une vision, d’un fantasme.
On a beau nous faire croire qu’il s’agit de la réalité (quoi de plus “réel” que Mitterrand sortant de la synagogue après l’attentat de la rue Copernic ?), il n'en s’agit pas moins d’une réalité qui se trouve être marginale. Marginalisée par le désir (du photographe et du dessinateur) et projetée en écran.
Arié Mandelbaum, Mitterrand, 1983, fusain, 73 x 110 cm.
Photos-images-écrans qui rejoindront la “galerie des ancêtres” ou l’album de famille. On en longera les bords, on en tournera les pages en filant des souvenirs... écran.
Tourmentés, nous le serons alors comme spectateurs pris au piège de ces dessins noirs.
Regardés par ces portraitures qui ne voient pas, nous serons pris d’angoisse et de vertige, littéralement prisonniers.
“Un tableau nous retenait prisonniers” écrivait Wittgenstein, “Et nous ne pouvions nous en dégager. Car il était contenu dans notre langage et le langage ne semblait que nous le répéter inexorablement” (4).
Si ces portraits ne se soutenaient que d’Arié Mandelbaum se mirant dans un miroir (ce qui est, apparemment au départ de certains autoportraits), et même si Arié n’était que “tout le portrait de sa mère”, ou sa mère “tout le portrait d’Arié” (Arié tout craché), ils ne produiraient pas cet effet.
Car ce qui est si traîtreusement “offert” à nos regards, ce n'est pas le mirage du peintre, “modèle compliqué d'un artiste” (Baudelaire).
Non ! si Arié se tire le portrait, c'est pour abîmer le nôtre dans la force d'attraction de son fantasme.
Insidieusement, et contrairement aux injonctions des lignes internationales (e pericoloso sporgersi), il nous demande de nous pencher, avec lui, par la fenêtre. Et non de le mirer se mirant au miroir.
Aimantés, nous en perdons la boussole. C’est le vertige, et le tour est joué.
Engagé dans l’aventure de la figure (5), Arié Mandelbaum le sera au titre de se trouver au milieu de ce qu’il peint (5).
Certes, mais au balcon et non au miroir."
Maurice-Moshé Krajzman
1. Jacques Lacan, Le séminaire, Livre XI, p. 54.
2. Roland Barthes, La Chambre Claire, Cahiers du cinéma. Seuil, Paris 1980, p. 15.
3. Jacques Lacan, Ecrits, p. 225.
4. Wittgenstein dans Recherches philosophiques, cité par Jean Clair dans le catalogue de la rétrospective
Magritte â Bruxelles en 1978, p. 44.
5. Jacques Lacan : “le sujet est engagé dans l'aventure de la figure”, “le peintre est au milieu de ce qu’il peint”. Le séminaire, 1966, (inédit).
Texte publié dans Revue et corrigée 16, “Arié Mandelbaum”, été 1984, Bruxelles, pp. 59-62.
Maurice-Moshé Krajzman
"De la photographie elle-même, il convient de souligner le manquement. Jouant à plein dans la répétition.
Répétition qui, à proprement parler, manque. Dans la mesure où répétition n'est pas retour. Ni retour ni reproduction.
Arié Mandelbaum, Portrait de Julien Lahaut, 70 x 100 cm. La répétition se produit toujours comme au hasard (l) qui lui-même s’exprime comme une nécessité : celle d’une rencontre essentiellement manquée, impossible.
Du Réel comme rencontre, du Réel “dans son expression infatigable” (2). Voilà la photographie.
Barthes a pourtant beau affirmer que la photographie reproduit à l’infini ce qui n’a eu lieu qu’une fois, on ne pourra le suivre qu’à se demander si même “ça” a eu lieu une fois.
Ou alors, “ça” a eu lieu comme a eu lieu ce que, dans l’histoire de la psychanalyse on a appelé “le traumatisme”, le “trauma”. C’est-à-dire fort peu.
Tant, qu’à faire un pas serait de projeter le passé dans un discours en devenir (3)!
Ou dans un tableau.
A quel point le monde tient dans le fantasme et comment le peintre y participe dans ce qui le fait peintre, on en tient la marque d’Arié Mandelbaum quand il se met à dessiner, à peindre la photo de sa mère... ou du Président Mitterrand.
Arié Mandelbaum, Etude pour un portrait de ma mère, 50 x 65 cm.
Tentative de restitution qui, de son ratage fait l’idéal de la scène.
Scènes de la famille Mandelbaum saisies comme un fantasme. Scènes idéales où le passage de la photographie à la toile ne fait qu’accentuer la place de chaque personnage dans sa fonction d’être en représentation. En ne le sachant pas. Ou, comme Mitterrand, en le sachant “à peine”.
Exactement comme dans le fantasme.
Procéder par “inspiration” à partir d'une photographie – démarche fréquente chez Arié Mandelbaum – revient à inscrire un tableau dans le tableau.
Comme Velasquez le fait dans Les Ménines, comme Magritte s'y engage dans la Tentative de l'impossible.
Arié Mandelbaum, Etude d’après Les Ménines, 70 x 100 cm.
L’impression d’ensemble est d’étrangeté. Mitterrand est très nettement en représentation plutôt que représenté. Et c’est bien un piège à regards que nous tend Mandelbaum.
Piège doublement retors, car ce portrait a beau venir d’un “cliché”, il n’en fait pas moins écran. Au même titre qu’Arié en autoportrait, il s’agit d’une nature morte... de vivant, d’un tableau vivant, d’une vision, d’un fantasme.
On a beau nous faire croire qu’il s’agit de la réalité (quoi de plus “réel” que Mitterrand sortant de la synagogue après l’attentat de la rue Copernic ?), il n'en s’agit pas moins d’une réalité qui se trouve être marginale. Marginalisée par le désir (du photographe et du dessinateur) et projetée en écran.
Arié Mandelbaum, Mitterrand, 1983, fusain, 73 x 110 cm.
Photos-images-écrans qui rejoindront la “galerie des ancêtres” ou l’album de famille. On en longera les bords, on en tournera les pages en filant des souvenirs... écran.
Tourmentés, nous le serons alors comme spectateurs pris au piège de ces dessins noirs.
Regardés par ces portraitures qui ne voient pas, nous serons pris d’angoisse et de vertige, littéralement prisonniers.
“Un tableau nous retenait prisonniers” écrivait Wittgenstein, “Et nous ne pouvions nous en dégager. Car il était contenu dans notre langage et le langage ne semblait que nous le répéter inexorablement” (4).
Si ces portraits ne se soutenaient que d’Arié Mandelbaum se mirant dans un miroir (ce qui est, apparemment au départ de certains autoportraits), et même si Arié n’était que “tout le portrait de sa mère”, ou sa mère “tout le portrait d’Arié” (Arié tout craché), ils ne produiraient pas cet effet.
Car ce qui est si traîtreusement “offert” à nos regards, ce n'est pas le mirage du peintre, “modèle compliqué d'un artiste” (Baudelaire).
Non ! si Arié se tire le portrait, c'est pour abîmer le nôtre dans la force d'attraction de son fantasme.
Insidieusement, et contrairement aux injonctions des lignes internationales (e pericoloso sporgersi), il nous demande de nous pencher, avec lui, par la fenêtre. Et non de le mirer se mirant au miroir.
Aimantés, nous en perdons la boussole. C’est le vertige, et le tour est joué.
Engagé dans l’aventure de la figure (5), Arié Mandelbaum le sera au titre de se trouver au milieu de ce qu’il peint (5).
Certes, mais au balcon et non au miroir."
Maurice-Moshé Krajzman
1. Jacques Lacan, Le séminaire, Livre XI, p. 54.
2. Roland Barthes, La Chambre Claire, Cahiers du cinéma. Seuil, Paris 1980, p. 15.
3. Jacques Lacan, Ecrits, p. 225.
4. Wittgenstein dans Recherches philosophiques, cité par Jean Clair dans le catalogue de la rétrospective
Magritte â Bruxelles en 1978, p. 44.
5. Jacques Lacan : “le sujet est engagé dans l'aventure de la figure”, “le peintre est au milieu de ce qu’il peint”. Le séminaire, 1966, (inédit).
Texte publié dans Revue et corrigée 16, “Arié Mandelbaum”, été 1984, Bruxelles, pp. 59-62.
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