« il faut s’avancer vers le point de trouble dans l’identité où chaque sujet se loge tant bien que mal avec sa “différenceˮ »
Etienne
Balibar, Philosophe
Libération, le 9 mars 2021 à 6h48
« […] il y a ceci que le savoir n’est pas sans sujet(s). Ceci n’est pas un défaut de la connaissance scientifique, c’est sa condition de possibilité, en tout cas dans toutes les sciences qui ont une dimension anthropologique (et peut-être dans d’autres). Pour connaître il faut «s’avancer» subjectivement dans le champ où on se trouve déjà situé, avec tout le bagage des caractères (comme disait Kant) qui nous font «ce que nous sommes» (par construction historique et sociale, bien évidemment), car il n’y a pas de subjectivité «transcendantale». Mieux, il faut s’avancer vers le point de trouble dans l’identité où chaque sujet se loge tant bien que mal avec sa «différence», qu’il s’agisse de masculinité et de féminité (ou d’autre «sexe» encore), de blanchité et de noirceur (ou de quelque autre «couleur»), de compétence et d’incompétence intellectuelle, de croyance ou d’incroyance «religieuse», pour en faire un analyseur des effets de société qui nous enferment, nous orientent et nous repoussent. Car si nul(le) ne peut absolument choisir sa place dans la cité, en raison même des rapports de domination qui la traversent, aucune place n’est pourtant assignable une fois pour toutes. Faire ainsi de la différence anthropologique vécue et reconnue et de son incertitude propre l’instrument de dissection du corps politique que nous sommes collectivement, et faire de l’analyse des mécanismes qui la produisent et la reproduisent le moyen d’en relativiser les effets normatifs, ce n’est peut-être pas la voie royale de la science, mais c’en est certainement un passage obligé. On pense ici à ce que Sandra Harding appelle «l’objectivité forte», incluant la connaissance de son propre sujet. C’est dire à quel point les positivismes font fausse route. […] »
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