Pour survivre au chaos
Un taux aussi élevé de
suicides était anormal. La société tahitienne (années 1960) ne pouvait
quand même pas être atteinte collectivement de dépression mélancolique.
Intrigué, l’anthropologue et psychothérapeute Robert Levy lance une longue
enquête (Tahitians : Mind and Experience in the Society Islands, 1973)
et arrive à des conclusions déconcertantes. Il identifie en effet une curieuse
«maladie» : l’hypocognition - à savoir «la condition de celui qui est condamné à "connaître
moins"», dont la cause tiendrait à une particularité de la
langue tahitienne. Riche et précise, munie d’un «lexique médical» très
détaillé pour désigner la «douleur du corps», celle-ci présente en effet
une véritable carence de mots aptes à traduire la «douleur de l’âme», de «la tristesse passagère la plus banale jusqu’à la mélancolie,
l’angoisse, la culpabilité, la rage». Par conséquent,
«éprouvant une douleur insupportable […] mais ne sachant pas
l’exprimer par des mots - une chose étrangère, jamais vue, dont personne n’a
fait l’expérience, car elle n’a jamais été nommée -, les habitants de Tahiti,
privés des moyens linguistiques pour dire combien ils souffraient et pour
élaborer leurs propres états d’âme, choisissaient de s’ôter la vie».
Cette
référence figure dans l’«Incipit» du nouveau livre de l’helléniste Andrea
Marcolongo, dont l’une des principales idées est justement que, «dépourvu de mots», l’être humain est «moins pleinement conscient» et, de ce fait,
moins capable de s’orienter dans les arcanes de sa vie psychique. De même
que pour résoudre un problème, il faut aller «au fond des choses», de même est-ce «au fond des mots» qu’il
faut plonger si l’on veut trouver les parcelles de sens dont l’absence rend
lacunaires ou insatisfaisants les rapports au monde, à autrui et à soi-même.
C’est pourquoi, forte du succès planétaire de la Langue géniale (traduit
dans 28 pays), où étaient soulignées les merveilleuses ressources du grec
ancien (et du latin), Marcolongo invite cette fois à un voyage dans les
archipels enfouis des étymologies - non pour exhiber de façon pédante les «vicissitudes stériles de préfixes morphosyntaxiques» mais,
plus agréablement, pour montrer que «l’histoire
d’un mot n’est autre que l’histoire des hommes qui ont eu besoin de ce mot
pour nommer le réel - ou qui n’en ont plus besoin ».
[…]
Andrea
Marcolongo Etymologies. Pour survivre au chaos, traduit de l’italien par Béatrice Robert-Boissier,
Les Belles lettres, 336 pp., 17,50 €. En librairie le 12 juin.