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samedi 12 septembre 2020

La transgression s’efface des œuvres

 La transgression s’efface des œuvres dès qu’il est question de politique, de religion, de sexe, de couleur de peau

Michel Guerrin, rédacteur en chef au « Monde »

Chronique. Le Monde, 11/09/2020

« […] la transgression s’efface des œuvres dès qu’il est question de politique, de religion, de sexe, de couleur de peau. Ce qui fait beaucoup.

[…] vous trouverez des tas d’œuvres qui dénoncent le néolibéralisme, le sexisme, l’homme blanc, les riches, le pouvoir, un cocktail qui brime les pauvres et les minorités. Les sujets sont pertinents, mais leurs représentations collent tant aux discours sociétaux qu’ils deviennent un combat moral, regorgent de bons sentiments, sans imaginaire, nuance ou complexité. Isabelle Barbéris l’a montré dans L’Art du politiquement correct (PUF, 2019), dans lequel elle dénonce un nouvel académisme.

On est loin d’un Genet en littérature, ou d’un Buñuel au cinéma, par exemple Viridiana, Palme d’or 1961, dans lequel une riche héritière aide des pauvres, qui, un soir, se saoulent, pillent la maison de leur bienfaitrice et essaient de la violer – les pauvres sont des riches désargentés. Dans le théâtre, nous dit notre consœur Brigitte Salino, « il n’y a plus de place pour la provocation », alors que cet art est celui de l’affrontement des idées.

[…] Il faut le CV d’Ariane Mnouchkine – femme, 81 ans, de gauche, talentueuse – pour mettre en scène des barbus qui tournent un porno, dont un ressemble au Chaplin du Dictateur, dans Une chambre en Inde.

[…] Un remarquable dossier de Courrier international (dans le daté 3 au 9 septembre) raconte le cas américain. Les artistes qui sortent des clous doivent affronter la cancel culture (carrière ruinée pour actes inadéquats), l’appropriation culturelle (adopter les signes d’une autre culture), le woke (traquer le privilège blanc), les trigger warnings (mise en garde des étudiants sur les passages traumatiques d’un livre), les safe spaces (réservés à une communauté), etc.

Ces armes sont le seul moyen de nous faire entendre, disent des militants de minorités. C’est juste, mais les conséquences tutoient la purification de l’art. Les exemples pullulent, comme celui, en juillet, du roman de l’autrice américaine Alexandra Duncan, bloqué à l’imprimerie à cause d’un passage où elle parle au nom d’un Noir ; elle a demandé pardon pour « une erreur aussi monumentale ». […] »

samedi 23 juillet 2011

Rodin, les dessins

Extraits du catalogue Rodin. L’exposition de l’Alma en 1900, Réunion des Musées Nationaux, 2001.

193. Cavalier au galop de profil à droite
Mine de plomb, plume, encres brune et rouge, lavis brun sur papier crème collé sur un papier de support.
H. 18,7 ; L. 16 cm. Vers 1880

Si Rodin a choisi d'exposer à l'Alma [“Pavillon de l’Alma” que Rodin fit construire expressément pour organiser une exposition de ses œuvres sur « un emplacement stratégique, à proximité immédiate de l’enceinte officielle de l’Exposition universelle »] surtout ses dessins les plus récents et les plus modernes, on peut aussi compter de manière assez inattendue certains dessins de la période “noire” inspirés de L’Enfer de Dante et de Michel-Ange, qui datent des années 1880. Ils étaient exposés groupés par trois, quatre ou six et ont malheureusement été démontés depuis, ce qui rend leur identification extrêmement difficile. Ce cavalier de qualité exceptionnelle n'échappe pas à la règle. […]
Ce cavalier époustouflant au lavis d'encre et à la gouache contraste d'autant plus avec les dessins “modernes” qui vont suivre, à la technique plus simple, qu'il est ici isolé et qu'il rappelle avec force le rattachement de Rodin à la tradition romantique et visionnaire des Goya ou Géricault. En présentant les dessins de cette tradition, Rodin montre lucidement qu'il est aussi issu de ce XIXe siècle finissant.
Christina Buley

194. Femme nue agenouillée contre un corps allongé
Éros. Deux figures
Mine de plomb et aquarelle sur papier crème, piqué, collé en plein sur carton.
H. 32,6 ; L. 38,8 cm.

Rodin comparait le corps d'une femme cambrée en arrière à un bel arc sur lequel Éros ajuste ses flèches invisibles.
Deux dessins aquarellés sont réunis ici. Le titre même [mentionné dans le] cahier gris le laisse entendre : Éros. Deux figures. Plusieurs dessins ont pour sujet le personnage d'Éros au corps d'adolescent allongé et appuyé sur ses avant-bras. On en dénombre une dizaine. À partir d'un découpage, encore existant, qui servait d'étalon et de papiers-calques intermédiaires qui auraient disparu, Rodin a conçu des variantes de ses silhouettes dont il jouait comme de marionnettes et qu'il mettait en couleur ultérieurement. D'une feuille à l'autre, on observe qu'Éros pivote sur son axe et que Rodin l'associe à d'autres nus. Ici, la femme aux bras étendus rappelle fort celle du dessin D. 5060 (cat. 195). Cet aspect du dessinateur qui fabrique son sujet de manière très expérimentale était et est encore à ce jour totalement inconnu et inexploré et il est surprenant de lui donner la date de l'Alma.
La série d'Éros a été remarquée par la critique Clara Quin (1), ce qui prouve que le placement, non permanent, de certains dessins dans des casiers n'empêchait pas le public d'y avoir accès.
Claudie Judrin

1. Clara Quin, critique d'art à l’Art Journal de Londres, qui écrivait sous le pseudonyme masculin de Charles Quentin, rapporte le sentiment de Rodin qui « considère ses dessins comme une synthèse du travail de sa vie. Ils lui plaisent comme des impressions très rapides, très directes qui selon lui sont très complètes, donnant la forme, le modelé, le mouvement, le sentiment [...]. Autrefois, il faisait ses dessins à l'aquarelle très foncée, très ombrée pour donner l'effet de la sculpture. Peu à peu, il a simplifié le procédé jusqu'à ce qu'il soit arrivé à dessiner seulement les contours, remplis de couleur très délicate puis dernièrement de couleur plus forte, ce qui donne l'effet de figures modelées en terre cuite... Pour la plupart ces dessins ressemblent, comme couleur, à la vieille terre cuite et, comme forme, aux antiques. » “Le musée Rodin”, The Art Journal n° 745, juillet 1900, pp. 213-217.

George Morot rapproche ces dessins des tanagras et des affiches “1900”. Rodin lui-même parlait d’« instantanés d’un genre variant entre le grec et le japonais ».

Une photographie ancienne nous révèle le dessin déposé le long du mur de la salle des photographies du pavillon de l'Alma, derrière le torse d’Ugolin, dans un cadre blanc non encore accroché.

195. Femme nue de face, agenouillée et les bras écartés
Sirène sortant de l'eau, la tête en avant

Mine de plomb et aquarelle sur papier beige collé en plein sur carton.
H. 25,1 ; L. 32,6 cm.
Cette sirène sortant de l'eau est en perspective, de face et en vue plongeante. Rodin aimait à évoquer des baigneuses au corps en partie immergé. Cette femme est en quelque sorte la figure féminine et solitaire du couple du dessin D. 4773 (cat. 194).
Claudie Judrin

197. Jeune Corps s'étirant, coudes hauts, contre une femme agenouillée
Éros et une femme

Mine de plomb et aquarelle sur papier crème collé en plein sur carton.
H. 50,5 ; L. 32,7 cm.
Nous sommes bien aise que Rodin ait donné le titre Éros à ce jeune corps allongé, confirmant ainsi son désir d'en faire une série (cf. cat. 194). Il a complété sa qualification par le terme “panneau décoratif” qui ne manque pas de justesse si l'on considère le mouvement de ces deux corps comme une sorte de vase à deux anses. La journaliste Clara Quin disait de Rodin qu'il « cherch[ait] souvent des formes de vases dans le corps humain, parce que, après tout, le corps est un vase puisqu'il contient tout ce que nous sommes ».
Claudie Judrin

[Il n’est pas interdit de penser ici aux assemblages de torses féminins avec des poteries antiques réalisés par Rodin vraisemblablement dans la période 1895-1905. Voir Nicole Barbier, “Vases où poussent les fragments”, Le corps en morceaux, catalogue, Musée d’Orsay, Réunion des Musées nationaux, 1990, pp. 237-239, fig. 497 à 502.]

238. Nu féminin agenouillé portant un deuxième nu sur ses épaules
Femme portant Éros sur son cou


Mine de plomb et aquarelle sur papier collé en plein sur carton.
H. 32,4 ; L. 47 cm.
L'Éros que cette femme porte sur ses épaules fait partie des recherches sur ce personnage pivotant dans diverses postures que Rodin associe à différents modèles (cf. cat. 194). L'exposition de l'Alma regroupait au moins six des Éros dont on évalue le nombre à une dizaine au moins.
Claudie Judrin

mercredi 20 juillet 2011

Rodin, assemblage

« Rilke dans sa lettre à Clara, le 2 septembre 1902, raconte sa première visite à Meudon : « Rien que des fragments, côte à côte, sur des mètres. Des nus de la grandeur de ma main, d'autres plus grands, mais rien que des morceaux... Pourtant, mieux on regarde, plus profondément on ressent que tout cela serait moins entier si chaque figure l'était. Chacun de ces débris possède une cohérence si exceptionnelle et si saisissante, chacun est si indubitable et demande si peu à être complété que l'on oublie que ce ne sont que des parties, et souvent des parties de corps différents, qui se ressemblent si passionnément ici. On devine soudain qu'envisager le corps comme un tout est plutôt l'affaire du savant, et celle de l'artiste, de créer à partir de ces éléments de nouvelles relations, de nouvelles unités, plus grandes, plus légitimes, plus éternelles ; et cette richesse inépuisable, cette invention infinie, perpétuelle, cette présence de l'esprit, cette pureté et cette véhémence de l'expression, cette jeunesse, ce don d'avoir sans cesse autre chose, sans cesse mieux à dire, sont sans équivalent dans l'histoire humaine... » »

Auguste Rodin, Assemblage : torse de la Centauresse et étude pour Iris, 1900-1910.

Nicole Barbier, “Assemblages de Rodin”, Le corps en morceaux, catalogue, Musée d’Orsay, Réunion des Musées nationaux, 1990, pp. 241-251.

« La multiplicité du travail de Rodin est telle que certains aspects en sont encore tout à fait méconnus. Si les œuvres de caractère achevé et classique sont maintenant bien connues, il n'en est pas toujours de même de celles qui présentaient pour lui un caractère expérimental. On a insisté pendant des décennies sur l'exceptionnelle activité de modelage du maître sans toujours se rendre compte d'un autre mode de travail qu'il a tout autant pratiqué, celui de l'assemblage. Les visiteurs de ses ateliers qui ont l'occasion d'observer ces travaux les considèrent, à cette époque, comme des étapes préliminaires à des compositions plus abouties, ou des essais non utilisés pour la Porte de l'Enfer. On n'en parle guère dans les comptes-rendus, tout juste se moque-ton des œuvres fragmentaires exposées en 1900 au Pavillon de l'Alma.

Auguste Rodin, Assemblage : torse de la Centauresse et torse féminin, 1900-1910.

Lors de sa première visite à Meudon, le 2 septembre 1902, Rilke remarque surtout ces morceaux, sans voir qu'ils proviennent souvent du même moule […] ce travail d'assemblage, il va jusqu'à l'expliciter dans son texte de 1903 : «... des parties de corps différents qui, par une nécessité intérieure, adhèrent les unes aux autres, se rangent pour lui d'elles-mêmes en un organisme... Cette découverte est à l'origine de la manière de grouper les formes, chez Rodin ; ainsi s'explique que les figures soient liées les unes aux autres d'une façon aussi inouïe, que les formes tiennent ensemble, ne se lâchent à aucun prix. Il ne prend pas pour point de départ les figures qui s'étreignent, il n'a pas de modèles qu'il dispose et groupe. » […]

Auguste Rodin, Assemblage : torse de la Centauresse et Adolescent désespéré, 1900-1910.

L'intérêt réel porté à ces assemblages existe depuis moins de trente ans. C'est tout d'abord l'exposition “Rodin inconnu”, présentée au Louvre en 1962-1963, qui attire l'attention sur ces travaux, mais seuls y sont présentés quelques figures dans des vases antiques ou des petits groupes assez peu fragmentaires. Il faut attendre l'exposition de Washington de 1981-1982, “Rodin rediscovered”, pour voir Albert Elsen s'intéresser au sujet de façon plus scientifique, mais avec un nombre d'exemples restreint. A cette époque, les réserves de Meudon n'étaient pas classées et il était encore difficile de se rendre compte de la proportion exacte de cette production. Aujourd'hui, on peut réellement faire le point, et constater qu'elle est fort importante. Le recul du temps permet de saisir la modernité de ce travail qui va pouvoir, petit à petit, être montré au public, après nettoyage et restauration. Il n'a en effet pas bénéficié des mêmes soins de conservation que les pièces plus achevées. Néanmoins, il nous éclaire sur la façon de procéder de Rodin, parfois très artisanale et en tout cas très inventive.
Il ne fait en effet aucun doute que ce procédé de l'assemblage a été l'une des sources les plus vivifiantes de la sculpture de Rodin. Quelques exemples en sont fort bien connus, ayant donné lieu à des transpositions en d'autres matériaux. […] Outre les plâtres de Meudon, nous en conservons le témoignage par des photographies annotées ou retouchées, fixant un état avant sa transformation. Une série de dix tirages est particulièrement instructive en ce qu'elle montre plusieurs variantes de l'assemblage d'un Adolescent désespéré avec l'Aube. Il s'agit de quatre prises de vues différentes, certaines ayant donné lieu à des montages. L'une d'elles, tirée à quatre exemplaires, nous montre la figure de l’Aube tournée vers la table, reposant sur ses coudes et ses genoux, le torse de l’Adolescent désespéré plongeant sur elle. […]

L’aurore, vers 1900.

Sur le montage, la mention “l'aurore contrepartie du crépuscule’ indique une idée de sujet qui pourrait correspondre à celui exposé en 1900 sous le titre “Le Crépuscule et la Nuit”. […] Sur [un autre] cliché la position de l'homme a changé, devenue verticale. […] ajouté ultérieurement la mention “Dans (?) la mer”.

Dans la mer”, vers 1900

Les deux tirages suivants montrent une disposition différente : l’Adolescent est maintenant à plat ventre, retenant par les jambes la femme en position verticale. Là encore les deux clichés ont été retouchés, principalement au niveau des jambes et du dos de l'homme.

L’aurore, vers 1900.

Il existe à Meudon une autre variante de cet assemblage : l'Adolescent est dressé, portant au-dessus de lui la figure de l'Aube à laquelle la tête a été enlevée. Il est fort probable que plâtre et photographies sont tout à fait contemporains, datant peut-être de l'année 1900. […]

Assemblage : Adolescent désespéré portant l’Aube, vers 1900.

En l'état actuel de nos recherches, il nous semble pouvoir affirmer que les assemblages datent essentiellement de la période 1900-1910. A cette époque, ce n'est plus le modelage qui intéresse Rodin, mais l'agencement de formes dans l'espace, d'une façon un peu abstraite puisque le corps humain utilisé n'a pas besoin d'être complet. Lorsque l'on sait le nombre d'artistes qu'il reçoit, en visiteurs ou en praticiens, on ne peut s'empêcher de penser que cet aspect de son œuvre n'a pas pu ne pas influencer des formes de sculptures plus contemporaines. »

samedi 4 juin 2011

André Masson, Vingt-deux dessins sur le thème du désir

‎« […] Devant ce qui précède, plus d'un lecteur sera enclin à penser : mais c'est de l'automatisme, la manifestation de l'inconscient. Point. Car il n'est pas un de ces dessins dont je ne puisse expliquer le symbolisme. Il me serait même facile de discerner pour la plupart d'entre eux une origine. Dans l'un, le souvenir d'un entretien amical sur Bachofen, dans tel autre une variation sur l'horreur du sol où le plumage est pris ; plus loin les fruits d'une méditation sur les emblèmes — à travers l'histoire des hommes — des idées d'envol et de chute, ou bien l'écho d'une conversation à bâtons rompus sur des singularités érotiques, mêlé à des considérations sur l'attirance du gouffre et l'amour des hauteurs. Bref, les résultats d'une culture, et d'un commerce. […]
Il y a plus. La tentative d'une expression de l'inconscient par le truchement du dessin, à l'origine du surréalisme, tendait au document psychiatrique, sans souci esthétique. A tel point qu'il n'était pas nécessaire de savoir, paraît-il, dessiner et encore moins de savoir peindre. Vers 1930, un tournant, comme on le sait : il fut souhaitable de renouer avec l'académisme. Est-il nécessaire de dire que ce ne fut jamais mon penchant (du moins, je l'espère). Au contraire, je crois bien que, pour la capture qui nous occupe, ce n'est pas la maladresse enfantine ou le graphisme idiot du désœuvrement que j'envierai ; et encore moins des minuties d'épileur morose, mais la libre virtuosité d'un Goya ou la longue expérience d'un Hokusaï. […] »
André Masson, Vingt-deux dessins sur le thème du désir, éd. Fourbis, 1992, pp. 10-11.

André Masson “Vignes et vergers faits d’une multitude d’hommes et de femmes entrelacés”, 1947.

‎André Masson, introduction de Jean-Paul Sartre, Vingt-deux dessins sur le thème du désir, Fernand Mourlot, Paris, 1961.

« Les Vingt-Deux Dessins, par la vitesse et la maîtrise de leur exécution, représentent l'épanouissement suprême du graphisme tel qu'André Masson l'a développé à travers les dessins automatiques et les figures mythologiques. La vitesse est la preuve de l'automatisme : Masson n'aurait pu autrement couvrir vingt grandes feuilles (50 x 65 cm) en une journée ; quant à la maîtrise, elle saute aux yeux tant par l'organisation de l'espace que par la vivacité des figures, mais ce comble de réussite entraîne la contestation de tout le trajet qu'il accomplit : "Je m'aperçus tout à coup, que longtemps j'avais emprunté les manières du dessin pour les introduire avec excès dans mes tableaux, afin d'exprimer les formes en devenir. Et voilà que mes réflexions me mettaient en face de cette vérité impitoyable : la ligne, même juxtaposée à des taches colorées et fuyantes, limite l'action. Ces lignes, en somme, ce n'étaient que des squelettes de mouvement... » (“Métamorphose de l'artiste”, chapitre II, pp. 53 et 54)." (Bernard Noël, André Masson, Gallimard, 1993, p. 124.)

« Cette réflexion sur l'altérité va au-delà des monstres, étudiés dans l'article sur Masson, qui servaient d'intermédiaires à cette théorie des fluidités, des flux et des tourbillons qui travaille Sartre à cette époque et s'ouvre vers les arts de l'expressionnisme abstrait, de l'abstraction lyrique et du tachisme, pouvant lire ainsi, dans les Vingt-deux dessins sur le thème du désir, « l’annonciation encore incertaine d’une autre manière ». A propos du vertige transformationnel de circulations et d'apparences, Sartre écrivait : « Masson est amené par là à retracer toute une mythologie des métamorphoses : il fait passer le règne minéral, le règne végétal et le règne animal dans le règne humain ». (1) Cette pénétrabilité des formes et des règnes est faite pour témoigner d'une sorte de conflit dans les matériaux qui ne quittera plus Sartre et qui sera l'un de ses thèmes majeurs dans l'art, jusqu'au dernier texte « Coexistences », sur Rebeyrolle, en 1970. De Masson, il entrevoit, sous-jacente, une sexualité perverse, qui le rapprochait, dans cet immédiat après-guerre, de Bataille :
« Et toujours dans le même esprit, pour unir ces formes ambivalentes par des relations intimes qui soient en même temps des répulsions et des dissonances, il invente de les opposer dans l'indissoluble unité de la haine, de l'érotisme et du conflit. (2) »
Érotisme et conflit traversent le monde de Masson, sous la plume de Sartre, comme celui de Wols et de Rebeyrolle un peu plus tard. A lire la suite, on sera saisi par la sexualité généralisée que Sartre souligne, mais qui n'est que la révélation d'une structure d'antagonisme plus vaste :
« Quand il dessine Deux arbres, en 1943, ce n'est pas assez que ces arbres soient homme et femme à demi : encore faut-il qu'ils fassent l'amour ; et dans Le Viol, en 1939, les deux personnages se fondent l'un à l'autre dans l'unité béante et douloureuse d'une même blessure, d'un même sexe. Ainsi naissent les sujets : viols meurtres, combats singuliers, éventrements, chasse à l'homme ». (3)
Notons la poétisation de la blessure comme sexe, fréquente chez les surréalistes, n'est que le creuset où se lit toute notre sensibilité faite d'opposition et de clivages, entre le masculin et le féminin, la vie et la mort, l'humain et l'inhumain. L’anti-humanisme de Sartre, à travers ce devoir de monstruosité, se lit à livre ouvert »

1. Jean-Paul Sartre, “Masson”, Situations IV, pp. 400-401.
2. Ibid, p. 401.
3. Ibidem.
© Michel Sicard www.michel-sicard.fr

http://michel-sicard.fr/textes/sartre/sartre-esthetique.pdf

dimanche 15 mai 2011

Arié Mandelbaum tout craché


Arié Mandelbaum tout craché
Maurice-Moshé Krajzman

"De la photographie elle-même, il convient de souligner le manquement. Jouant à plein dans la répétition.
Répétition qui, à proprement parler, manque. Dans la mesure où répétition n'est pas retour. Ni retour ni reproduction.
Arié Mandelbaum, Portrait de Julien Lahaut, 70 x 100 cm. La répétition se produit toujours comme au hasard (l) qui lui-même s’exprime comme une nécessité : celle d’une rencontre essentiellement manquée, impossible.
Du Réel comme rencontre, du Réel “dans son expression infatigable” (2). Voilà la photographie.
Barthes a pourtant beau affirmer que la photographie reproduit à l’infini ce qui n’a eu lieu qu’une fois, on ne pourra le suivre qu’à se demander si même “ça” a eu lieu une fois.
Ou alors, “ça” a eu lieu comme a eu lieu ce que, dans l’histoire de la psychanalyse on a appelé “le traumatisme”, le “trauma”. C’est-à-dire fort peu.
Tant, qu’à faire un pas serait de projeter le passé dans un discours en devenir (3)!
Ou dans un tableau.
A quel point le monde tient dans le fantasme et comment le peintre y participe dans ce qui le fait peintre, on en tient la marque d’Arié Mandelbaum quand il se met à dessiner, à peindre la photo de sa mère... ou du Président Mitterrand.
Arié Mandelbaum, Etude pour un portrait de ma mère, 50 x 65 cm.
Tentative de restitution qui, de son ratage fait l’idéal de la scène.
Scènes de la famille Mandelbaum saisies comme un fantasme. Scènes idéales où le passage de la photographie à la toile ne fait qu’accentuer la place de chaque personnage dans sa fonction d’être en représentation. En ne le sachant pas. Ou, comme Mitterrand, en le sachant “à peine”.
Exactement comme dans le fantasme.
Procéder par “inspiration” à partir d'une photographie – démarche fréquente chez Arié Mandelbaum – revient à inscrire un tableau dans le tableau.
Comme Velasquez le fait dans Les Ménines, comme Magritte s'y engage dans la Tentative de l'impossible.
Arié Mandelbaum, Etude d’après Les Ménines, 70 x 100 cm.
L’impression d’ensemble est d’étrangeté. Mitterrand est très nettement en représentation plutôt que représenté. Et c’est bien un piège à regards que nous tend Mandelbaum.
Piège doublement retors, car ce portrait a beau venir d’un “cliché”, il n’en fait pas moins écran. Au même titre qu’Arié en autoportrait, il s’agit d’une nature morte... de vivant, d’un tableau vivant, d’une vision, d’un fantasme.
On a beau nous faire croire qu’il s’agit de la réalité (quoi de plus “réel” que Mitterrand sortant de la synagogue après l’attentat de la rue Copernic ?), il n'en s’agit pas moins d’une réalité qui se trouve être marginale. Marginalisée par le désir (du photographe et du dessinateur) et projetée en écran.
Arié Mandelbaum, Mitterrand, 1983, fusain, 73 x 110 cm.
Photos-images-écrans qui rejoindront la “galerie des ancêtres” ou l’album de famille. On en longera les bords, on en tournera les pages en filant des souvenirs... écran.
Tourmentés, nous le serons alors comme spectateurs pris au piège de ces dessins noirs.
Regardés par ces portraitures qui ne voient pas, nous serons pris d’angoisse et de vertige, littéralement prisonniers.
“Un tableau nous retenait prisonniers” écrivait Wittgenstein, “Et nous ne pouvions nous en dégager. Car il était contenu dans notre langage et le langage ne semblait que nous le répéter inexorablement” (4).
Si ces portraits ne se soutenaient que d’Arié Mandelbaum se mirant dans un miroir (ce qui est, apparemment au départ de certains autoportraits), et même si Arié n’était que “tout le portrait de sa mère”, ou sa mère “tout le portrait d’Arié” (Arié tout craché), ils ne produiraient pas cet effet.
Car ce qui est si traîtreusement “offert” à nos regards, ce n'est pas le mirage du peintre, “modèle compliqué d'un artiste” (Baudelaire).
Non ! si Arié se tire le portrait, c'est pour abîmer le nôtre dans la force d'attraction de son fantasme.
Insidieusement, et contrairement aux injonctions des lignes internationales (e pericoloso sporgersi), il nous demande de nous pencher, avec lui, par la fenêtre. Et non de le mirer se mirant au miroir.
Aimantés, nous en perdons la boussole. C’est le vertige, et le tour est joué.
Engagé dans l’aventure de la figure (5), Arié Mandelbaum le sera au titre de se trouver au milieu de ce qu’il peint (5).
Certes, mais au balcon et non au miroir."
Maurice-Moshé Krajzman

1. Jacques Lacan, Le séminaire, Livre XI, p. 54.
2. Roland Barthes, La Chambre Claire, Cahiers du cinéma. Seuil, Paris 1980, p. 15.
3. Jacques Lacan, Ecrits, p. 225.
4. Wittgenstein dans Recherches philosophiques, cité par Jean Clair dans le catalogue de la rétrospective
Magritte â Bruxelles en 1978, p. 44.
5. Jacques Lacan : “le sujet est engagé dans l'aventure de la figure”, “le peintre est au milieu de ce qu’il peint”. Le séminaire, 1966, (inédit).

Texte publié dans Revue et corrigée 16, “Arié Mandelbaum”, été 1984, Bruxelles, pp. 59-62.

lundi 25 avril 2011

Géométrie de l'absence à la librairie Quartiers Latins

Encore une semaine
Géométrie de l'absence

Dans le cadre de “Drawing in an Expanded Field” 300 ans d’existence de l’Académie royale des Beaux-Arts de Bruxelles-EsA et 30 ans de l’atelier de dessin
exposition des étudiants de l’option “dessin” de l’Académie royale des Beaux-Arts de Bruxelles à la librairie Quartiers Latins

14 place des Martyrs
1000 Bruxelles
Exposition ouverte jusqu’au 30 avril 2011
du mardi au samedi
de 10 h à 18 h.

Gaston COMPERE
GÉOMÉTRIE DE L'ABSENCE
« Voici peut-être l'œuvre poétique la plus puissamment originale qui nous ait été donnée depuis les inventions de Norge. Deux géométries, en deux étages, dans ce livre de près de deux cents grandes pages de poésie en texte serré : au plafond, en citations continues, ce qu'on pourrait appeler la géométrie qui plane, le ciel irréfutable des théorèmes d'Euclide et de l'enfant Pascal, dans l'admirable français rigoureux et strict, si bien fait pour sertir leurs propositions logiques. Sous ces vérités implacablement régnantes, libellées en une ou deux lignes au-dessus de chaque poème, les unes d'un laconisme fatidique (la perpendiculaire est plus courte que toute oblique), les autres agencées comme le dessin compliqué d'un mécanisme de ballet ou de l'évolution d'un groupe d'étoiles (la somme des angles intérieurs d'un polygone convexe est égale à autant de fois deux droits qu’il y a de côtés moins deux), sous ce firmament de la raison fixe toute la libération d'une géométrie qui grouille, la géométrie en assemblée libre, où le calembour se glisse à la place de la déduction, où l'association spontanée des idées et des mots foisonne en un tourbillon vivant et grotesque, regardé de très haut par les froides maximes euclidiennes. Le monde de Jérôme Bosch jugé par la tranquillité des astres et insurgé contre elle. Cette langue grimaçante qui se fait sans cesse la parodie d'elle-même fait penser à celle où sombre le verbe de Leverkühn, le docteur Faust réinventé par Thomas Mann, quand peu à peu la maladie pénètre jusqu’à la moelle le parler du musicien prodige (musicien comme Gaston Compère). Mais ici le salut prévaudra.
Il prévaut d'abord parce que, même quand le sabbat des énormes déformations verbales bat son plein il y a les beaux vers, les beaux vers qui émergent merveilleusement de cette cavalcade de références dérisoires et d'assimilations hilarantes. Pour les aloses seules les anses d'eau douce – ouvrent au courroux des sources leur geôle rousse… Pour atteindre à pareille musique on comprend que le Leverkühn – docteur Faust de Mann ait vendu son âme au diable, et que Gaston Compère soit descendu aux enfers de son carnaval de vocables masqués comme des créatures d'Ensor. Mais la moralité de l'aventure est bien venue. Par la plus heureuse réussite de composition, il se passe, au long du poème (car ces chants séparés se lient en un poème), comme une lente guérison de ce mal pathétique du grotesque. Par moments, on a pu se demander si ce n'étaient pas les puissances d'en bas qui allaient l'emporter sur l'ordre supérieur des théorèmes impassiblement récités en haut de page; il se produisait une sorte de contamination, l'assaut de la farce atteignait les figures d'Euclide; les pieds de deux obliques égales s'écartent également du pied de la perpendiculaire, brusquement ces pieds écartés d'un pied paraissaient comiques…
Mais c'est dans l'autre sens que se décide finalement l'action du drame; car c'est un drame. La mer inférieure des fatrasies, des équivoques et des phrases en saut de mouton s'apaise (il y aurait toute une étude à faire sur ces procédés d'altération du langage dont joue Gaston Compère avec une virtuosité clownesque) et à travers les derniers poèmes monte l'aveu que rien ne déguise, ni le calembour, ni le rire efforcé, l'aveu de l'universelle et individuelle tristesse.
Vers cette conclusion apparaît cependant encore plusieurs fois une épigraphe dédaigneuse que le jeu de mots systématique permet d'attribuer à Silvio Pellico : Mé-prisons. Le lecteur ne se sent ni méprisé, ni réellement invité au mépris ; avec Pellico et avec Compère, il s'évade. »
Marcel Thiry (Le Soir)

lundi 18 avril 2011

Déroute de la “pensée du nombre”

« En dépit des dégâts économiques - douloureux - que cette crise financière provoquera, il est probable qu’elle aura pour effet de nettoyer les esprits, de les «désenvoûter» pourrait-on dire. Voilà des décennies que, à notre corps défendant, nous sommes prisonniers d’une vision quasiment comptable du monde, de la vie quotidienne, des priorités humaines. Nous allons peu à peu réapprendre ces évidences. On pense à cette réflexion teintée d’ironie que faisait le philosophe Cornélius Castoriadis (disparu en 1997) : «Après tout, les hommes ne sont pas venus sur terre pour faire de l’économie.» Nous avons oublié qu’il existe, après tout, une autre acception de ce mot. Les «valeurs» sont d’abord affaires humaines. La gratuité est une valeur, la loyauté aussi ; le don – je pense notamment aux analyses produites depuis plus de vingt ans par les animateurs du Mauss (Mouvement anti-utilitariste des sciences sociales) – est un mode d’échange et la frugalité bien comprise un choix de vie qui fait passer l’être avant l’avoir. Or, voilà belle lurette, en effet, que tous les modes de raisonnement qui procèdent de l’économie ont supplanté les autres. Le «combien» passe avant le «comment». Ce qui se compte devient plus important que «ce qui compte». L’urgence (prétendue) prend toujours le pas sur l’essentiel. En prenant du recul, nous allons mieux mesurer, rétrospectivement, cette incroyable hégémonie du quantifiable. Sans en être toujours conscients, nous sommes encore intoxiqués par ce qu’on pourrait appeler la «pensée du nombre». Tirage d’un livre, taux d’écoute d’une émission, performances d’un lycée, rentabilité d’un hôpital, taux de croissance, rendement d’une action : on pourrait multiplier ces exemples à l’infini. Or, bien au-delà de la finance elle-même, c’est à une déroute ontologique de cette pensée exclusivement calculatrice - et utilitariste - que nous assistons. Déroute du court terme obsessionnel sur le long terme, faillite de l’immédiateté spéculative sur le «projet». La crise remet doucement, lentement, les pendules à l’heure. Elle nous réapprend que la temporalité des sociétés humaines n’est ni celle de la Bourse ni celle des ordinateurs, de même que la logique d’une vérité journalistique n’est pas celle du scoop. Rappeler tout cela, ce n’est pas verser dans un moralisme benêt. C’est en revenir aux ingrédients symboliques qui permettent tout simplement à une société humaine d’exister. Et de durer. […] » JEAN-CLAUDE GUILLEBAUD Ecrivain, essayiste, éditorialiste au Nouvel Observateur. Dernier ouvrage paru : La Vie vivante, contre les nouveaux pudibonds, éditions les Arènes, 2011. http://www.liberation.fr/tribune/01012330001-deroute-de-la-pensee-du-nombre

vendredi 18 mars 2011

"traiter les hommes comme des choses"

Tous enfermés dehors
http://www.oedipe.org/fr/actualites/enfermedehors
"A quelques jours de la discussion à l'assemblée nationale, en séance publique, du projet de loi relatif aux droits et à la protection des personnes faisant l'objet de soins psychiatriques et aux modalités de leur prise en charge, il nous a paru nécessaire de revenir sur le contexte idéologique dans lequel, depuis quelques années, s'insère tout un ensemble de dispositifs réglementaires tendant à transformer le sujet de la démocratie en individu à risque dont il s'agit de contrôler les moindres écarts de conduite. Dans ce projet de loi dont la visée sécuritaire avance derrière le paravent du « droit des patients », il est maintenant tout à fait clair que, loin de travailler à sortir les patients de l'hôpital psychiatrique, il s'agit désormais – par l'élargissement des soins sans consentement jusqu'au domicile – de transformer la société elle-même en un gigantesque hôpital psychiatrique réduit à sa dimension la plus gestionnaire et médicalisante. Ce faisant, l'hôpital psychiatrique cesse d'être ce qu'il devrait être : une institution qui accueille la folie, dans un lieu et un temps en position tierce, un espace intermédiaire et symbolique entre le malade et la société. Une institution taillée et pensée à la mesure des patients qu'elle accueille, une institution qui ne se contente pas d'être un lieu dans lequel on soigne, mais un lieu qui, lui-même, en tant que tel, soigne. Mais comment l'institution soigne-t-elle par elle-même ? Elle soigne - justement - parce qu'elle est une institution, du fait même de ce qu'elle institue, c'est-à-dire des sujets.
Or, que se passe-t-il depuis la folie sécuritaire qui nous affecte ? Il n'y a plus d'institution. Il n'y a que des établissements - distinction essentielle selon le courant de la « psychothérapie institutionnelle » - des établissements réduits à « gérer » les soins, l'éducation, la culture, comme on gère des flux de marchandise ou des comptes en banques. Ainsi considérer, un établissement devient une entreprise comme une autre a contrario de l'institution. C'est le sens de ce que nous combattons à l'Appel des appels, dans la mesure où ce qui touche la psychiatrie n'est pas sans rapport avec ce qui destitue les sujets dans tous les autres secteurs où il s'agit de les faire advenir comme sujet.
L'établissement obéit à une logique gestionnaire et comptable, là où l'institution accueille des sujets, et les suppose même d'emblée dans sa structure même.
On voit donc la logique du pouvoir politique actuel à l'œuvre : destituer au lieu d'instituer.
[...] extension infinie du domaine de la santé « colonisant » les régions naguère attribuées à la morale, à la religion, à l'éducation, au social et au politique a accompagné le passage des sociétés fondées sur la loi souveraine à des sociétés fondées sur la norme
Cf notamment Michel Foucault, Naissance de la biopolitique et Roland Gori et Marie-José Del Volgo, La santé totalitaire et Exilés de l'intime.
[...]
Roland Gori, "La traque des dys", dans Filmer, ficher, enfermer. Vers une société de surveillance, ouvrage coordonné par Evelyne Sire-Marin. Notes et documents de la fondation Copernic (Syllepse, 2011) et De quoi la psychanalyse est-elle le nom? Démocratie et subjectivité (Denoël, 2010).
[...] glissement d'apparence « technique » entre « les troubles » et les « symptômes » s'avère lourd de conséquences épistémologiques et politiques. Il se déduit de cette confusion imméritée de l'anomalie et du pathologique. Toute anomalie n'est pas anormale ou pathologique [voir] Canguilhem
[...]
Si toute société n'a au fond que la psychiatrie qu'elle mérite, nous voyons bien que ce projet de réforme n'est que le témoignage d'une mutation anthropologique venant promouvoir une société dans laquelle la soumission sociale opère aujourd'hui non au niveau de la transcendance des discours religieux ou souverains, mais par des techniques d'assujettissement, des procédures légales qui captent les corps, dirigent les gestes, modèlent les comportements au nom de discours de vérité produits par les institutions de la science.
Cette société de la norme exige des systèmes de surveillance de contrôle et de gouvernementalité des conduites et prend sa référence dans le développement normatif des individus en faisant l’impasse sur le pathos des souffrances psychiques et sociales. Ce n’est plus la maladie mentale qui l’intéresse mais tout « ce petit peuple des anormaux » qu’il s’agit de dépister le plus férocement et le plus précocement possible pour rendre compte de leur « trajectoire d’agression physique », quitte à leur ouvrir la « carrière » des exclus par une prophétie autoréalisatrice qui produit ce qu’elle disait diagnostiquer.
Tout cela, bien sur, se faisant toujours au nom de « l'objectivité », nous conclurons avec Adorno : « L’objectivité dans les relations entre les hommes, qui fait place nette de toute enjolivure idéologique, est déjà devenue elle-même une idéologie qui nous invite à traiter les hommes comme des choses. »"
Roland Gori, Fabrice Leroy

mardi 1 février 2011

You are always someone else's monster

You are always someone else's monster
Lucien Massaert

“Paraphrasing Goya's oft-quoted title "the sleep of reason engenders monsters", Derrida puts forward a variant, "reason watches over a deep sleep, in which it has a stake". Reason itself seeks a certain blindness, a certain forgetfulness. An appeal to reason will therefore not in itself prevent you from sleeping. Indeed, that sleep might well be the sleep of a monster always about to be reborn, as shown by numerous recent world events. I hope to appeal here to a wakeful reason. I shall only be aiming to effect a minute displacement in the terms of the statement which has brought us together — underlining for instance the polysemy of the concept of monster.

The argument as presented to this working group enunciates an epistemological slant on research, theory and thought. Such an epistemological slant presupposes that those who wrote or thought out the argument have some knowledge in the area of (let us say) scientific research, or theory. Based on this knowledge in scientific theory they conclude that the research or theory brought into play or produced in the arts is of a 'monstrous' nature.

This view of things at once made me think of the argument of the "methodology of artistic research" working group led by Carole Gray at the Berlin ELIA conference in 1994. This argument put forward by Carole Gray already suggested that work should focus on theories such as chaos theory, nonlinearity, the uncertainty principle, hybrid methods. All of these can only function as metaphors for the artists involved, as they are unlikely to place them within their original scientific context with anything approaching rigour.

Would anyone even think of sticking such terms to the writings of established artists from the past? Would the thinking, the reasoning, the investigations of such artists as Klee, Kandinsky, Malevich, Matisse, or closer to us, Robert Morris, Mel Bochner or Gerhard Richter, would all this research in any way profit from being dubbed chaotic, uncertain, hybrid or monstrous? Or are we to believe that a recent epistemological break separates the writings of those artists from all the interesting thinking of today?

Isn't this tantamount to a return to age-old clichés according to which art is something quirky? Mightn't ill-understood, but widely vulgarised and broadcast scientific theories such as chaos theory, with its graphic suggestions, allow a confusion with the old saw of artists' spontaneity? […]”

http://edit.petr.net/elia/site/_downloads/publications/EJHAE/Massaert.pdf


New Practices - New Pedagogies A Reader
Editors: Malcolm Miles
Routledge, UK

jeudi 7 octobre 2010

“tout dessinateur est aveugle”

Découvrez “idixa” de Pierre Delayin
et “Quelques parcours à partir des mots de Jacques Derrida (Le vocabulaire de la déconstruction)”
http://www.idixa.net/Pixa/pagixa-0508252020.html

ainsi que son blog :
http://pierredelayin.blogspot.com/
blog de l'“Orloeuvre” qui retrace quelques cheminements à travers le projet de l'Orloeuvre, tel qu'il est visible sur le site www.idixa.net

par exemple :
Hypothèse de Jacques Derrida : "Dans le dessin ou dans la peinture, il s'agit de restituer la vue par suppléance, supplémentation ou substitution"

http://www.idixa.net/Pixa/pagixa-0604020831.html

« Cette hypothèse, Derrida l'appelle hypothèse de la vue. Il l'évoque au début de son texte, Mémoires d'aveugle (1990), mais on la trouve déjà dans le titre de l'article qui clôt La vérité en peinture (publié en 1978) "Restitutions". Elle se dédouble en deux postulats : premièrement, tout dessinateur est aveugle; deuxièmement, tout dessin d'aveugle évoque l'origine ou la possibilité même du dessin. Pour qu'il y ait dessin, il faut qu'il y ait eu, au commencement, retrait de la vue, un frayage à partir duquel le trait du dessin a été tracé, laissant à son tour la place à la figure. Sans ce trou, cet œil crevé (comme celui du Cyclope), cet aveuglement initial, il n'y aurait même pas eu de trait.
Le dessin d'aveugle est paradigmatique de l'acte de dessiner car tout dessin présuppose une perte initiale qu'il vient effacer en rendant la vue. »

lundi 16 août 2010

Fonction et statut du dessin dans l'œuvre

« J'avancerai l'hypothèse suivante : le rapport de Louis à Pollock a pour fondement le rôle, la fonction et le statut du dessin dans l'œuvre ; j'ajouterai que, d'une manière générale, toutes les questions et considérations relatives au dessin ont une importance capitale dans l'œuvre de Louis. Non que ses talents de coloriste soient surestimés par ceux qui l'admirent. Il est l'un des maîtres suprêmes de la couleur dans l'art moderne, et si telle n'est pas encore l'opinion courante, elle ne tardera pas à le devenir. Mais sa maîtrise de la couleur doit être, me semble-t-il, comprise en rapport avec certaines questions dont il apparaît aujourd'hui qu'elles trouvèrent leur première expression dans les toiles réalisées par Pollock entre 1947 et 1950 – ces drippings où la ligne manifeste son refus d'être perçue comme ce qui circonscrit des formes et des figures, fussent-elles abstraites ou figuratives.



Dans les plus belles toiles de cette période – Cathedral (1947), Number I, 1948 (1948), Number I, 1949 (1949) et Autumn Rhythm (1950) – la ligne n'est plus un contour, ne délimite plus une bordure. Elle n'isole pas, globalement, des zones positives et des zones négatives, avec cet effet qu'une partie de la toile se donne comme figure, abstraite ou non, tandis que le reste constitue le fond. Ce qui revient à dire que, dans les drippings des années 1947-1950, la ligne s'affranchit enfin de son caractère figuratif en ce qu'elle n'est plus tenue de définir un contour ou de délimiter une forme ; et aussi que ces œuvres-là révoquent, éliminent ou du moins mettent en échec le dessin traditionnel. Non que rien, dans ce que peint alors Pollock, ne ressortisse au dessin, mais à la question de savoir ce qui, dans une œuvre donnée, constitue le dessin il n'y a plus de réponse générale : nous ne savons plus par avance ce qu'est le dessin, même si nous pouvons encore, avec surprise le plus souvent, identifier quelque chose comme un dessin. Remarquons aussi que, dans les toiles des années 1947-1950, la ligne formée par la coulée de peinture n'est plus perçue comme un objet en lui-même tangible – contrairement, par exemple, aux lignes individuelles des tableaux de Kandinsky, qui sont souvent comme des bouts de fil de fer suspendus dans l'espace. L'illusion qui s'instaure dans ces toiles n'est pas de la tangibilité mais de son contraire : comme si la ligne formée par la coulée de peinture, voire l'ensemble du tableau, n'étaient accessibles qu'à l'œil seul et se dérobaient au toucher. Non que j'entende minimiser la matérialité sensuelle, souvent très opulente, de la surface ; mais cette matérialité me paraît subsumée en un tout pictural qui se fonde essentiellement sur une négation de la matérialité. C'est là ce que j'appellerai l'opticalité propre aux toiles des années 1947-1950 ; et c'est cette opticalité, fondée sur la négation tant de l'illusionnisme tactile que du dessin traditionnel, qui est au cœur du rapport que Louis entretient à Pollock.

Dans Mountains and Sea, qui semble avoir eu sur Louis la force d'une révélation, Helen Frankenthaler a adapté le staining de Pollock à une sorte de paysage abstrait. Diverses zones de couleur évoquant plus ou moins directement le monde des objets sont juxtaposées, de façon assez libre, dans ce qui semble être l'espace propre à ce monde. Que le geste de Frankenthaler soit ici celui du dessin, à la fois plus cursif et moins emphatique que chez Pollock, ne fait aucun doute. À certains endroits, les zones de couleur sont même délimitées ou subdivisées par de fines lignes au tracé nerveux ; l'impres­sion générale est que les pourtours ont fait l'objet d'un des­sin, ce qui les rend tangibles. C'est bien sûr la manière dont l'œuvre exploite la tache de couleur – indépendamment de ce qu'elle figure – qui assure le lien entre Pollock et Louis, fait d'elle le pont dont Louis avait conscience. »

Michael Fried, “Morris Louis et la crise de la figuration moderniste” [1966-1967], Contre la théâtralité, éd. Gallimard, 2007, pp. 18-19 et 22.


Helen Frankenthaler, Mountains and Sea, 1952, oil and charcoal on canvas, 86 5/8 x 117 1/4 in. (220 x 297.8 cm). On extended loan to the National Gallery of Art, Washington, D.C.

mercredi 21 juillet 2010

“Goya, la dernière hypothèse”


Goya, Por casarse con quien quiso (Parce qu'elle s'était mariée à son gré), 1814-1824, 20,5 x 14,4 cm, album C, Prado, Madrid.

"Rien ; plus lumineux que le soleil ? Rien. Reste […] le cadeau tyrannique du rien. C'est cela qu'il faut consommer, qui est donné à manger et c'est dans cela qu'il faut vivre.
[…] Goya […] expérimente ce dont il peut être dans ses peintures le destinataire unique : ce que cachaient encore les habits, la fable, les histoires qui la faisaient passer : son poids. Le poids est-il quelque chose qui peut être éclairé ?
Plus de portraits, pas de visions : mais la contagion de la chose humaine.
[…] Mais quelle est la chair (si je pense que le sujet est la chair même de la peinture) ? Jeu étrange de provocation et de conjuration. Les lignes ou les masses, la succession des thèmes ont pour sujet assez facilement lisible quelque chose comme la fin de la chair (la mort du plaisir, de la jouissance, de la sexualité ?)
Procédons calmement : la brutalité du sujet ne peut que cacher sa littéralité ; reste la peinture : elle vit de la consumation de la chair ; elle vit et anime, après la suppression des distances imaginaires du théâtre de peinture, la disparition (fusillage, dévoration, absorption par le paysage, ensablement) du corps.
Mue extraordinaire dont la peinture serait le seul témoignage et comme la dernière peau.
Comédie de la chair : les figures sont mangées par la substance de leur mutation […]

Goya, Femme en pleurs auprès d'un mourant, lavis d'encre de Chine, 1810-1820, 18,9 x 26,1 cm, Biblioteca Nacional, Madrid.

Il faut prendre au sérieux (non au tragique) ces murs qui voient les sujets se raréfier, la chair faire étalage de cette extraordinaire mue, lueur, bosselage, se fondre dans le fond régulièrement sombre.
Selon quelle comédie (quelles justifications symboliques, allégoriques brutalement posées) tout ici dit-il « c'est fini » (fin du corps ou de la chair vivante, mur maçonné du rêve, obturation ou suture du monde imaginaire) ? Toute féerie bizarre, folle retombe dans une nullité d’imagination une fois atteint le mur de la vie et dressé, avec une telle économie, le mur – provisoirement – dernier de la peinture.
[…] Idées contemporaines sur les premiers bouillonnements de la nature, sur les sources volcaniques, secousses sismiques qui commencent à ébranler toute la représentation d'un ordre naturel de l'espèce ; cratères ouverts à fleur de terre, abîmes sous les pas : le refuge humain, le lieu préservé de la contagion des catastrophes réduit à quelques ombres éclairées. Humanité mouvante, corps multiple, machine grouillante et mue en tous sens par des chaînes de mouvements : une chaudière puissante qui dégage, comme une forge et une fonderie, ses flammes et ses fumées dans des aller-retours de bielles grises, blanchâtres, couleur chair.

Goya, Mort d'un saint, lavis de sépia sans légendes, 1812-1823, 20,9 x 14,5 cm, album F, Prado, Madrid.

[…] Encore une fois, une autre peinture est née […] elle naît, comme elle l'a presque toujours fait, dans le ciel comme surface et effet d'action des couleurs ; elle n'organise cependant pas la disparition du sujet.
[…] Réduit à rien, le sujet n'a plus de fonction ornementale (il n'en porte non seulement plus, il n'est surtout pas conçu comme ornement dans le tableau) : il refait au plus près le lien même de la peinture. Il en est devenu, un peu plus, la chair.
[…] Un peu partout un travail de la lumière liée à ce qui subsiste du sujet (à sa nouvelle manière) : elle ne le cerne pas, ne concourt pas à sa mise en scène. Ce qui est éclairé brutalement, soudainement (d'où, peut-être, l'idée d'une hâte ou d'une fièvre dans l'exécution) est le sujet comme moment de peinture. Il n'est mobilisable pour rien d'autre : sa chair est cette tournure sans autre emploi possible."

Jean Louis Schefer, Goya, la dernière hypothèse, Maeght éditeur, 1998, pp. 66-68, 81, 88.

samedi 13 mars 2010

André Masson dans Acéphale


André Masson dans Acéphale

« […] Avec la mort de Dieu, écrit Pierre Klossowski, l'homme perd son identité éternelle : « Le moi meurt avec Dieu ». Cette incroyable circoncision de la conscience n'est pas seulement négative. En n'ayant plus d'autre réfèrent qu'elle-même, la conscience se voit du même coup et délivrée du moi et délivrée de Dieu. La conscience sans identité est comme un corps sans tête. Avec le meurtre du « père », elle se décapite de son nom. Chez Bataille, l'acéphalité remonte à la fin de L'Histoire de l'Œil, où, dans « Réminiscences », éclate une aversion sans bornes pour son père aveugle. N'est-ce pas la haine de ses origines qui le pousse à se tourner vers la mort ? « La mort, écrit-il dans Acé­phale, est l'élément émotionnel qui donne une valeur obsédante à l'existence humaine ». Après tout la tête n'est jamais qu'une des extrémités du corps. Le centre est ailleurs. Chez Bataille, la vision du corps acéphale évoque le corps de l'initié re-centré sur la mort. D'où cette tête de mort dessinée par André Masson à la place du sexe. Là où est le sexe, mortis et vitae locus, la mort est aussi abstraite que la naissance. Bataille va plus loin en disant que l'acéphale « réunit dans une même éruption la Naissance et la Mort ». On retrouve ici la dialectique du Grand Jeu, celle de l'identité des contraires. André Masson lui aussi s'est identifié au corps acéphale.
Tossa, en 1936, un petit village de pêcheurs, une petite maison froide. C'est là dans un état d'ébullition qu'il a réalisé ses dessins à partir de quelques indications de Bataille : l'arme de fer ou du sacrifice, la grenade ou le cœur enflammé, le dédale du ventre. Pour le reste, Masson s'est fié à l'automatisme de sa main, à ses propres thèmes, à ses phantasmes. Que de symboles chauffés à blanc dans chacun de ses dessins. Mieux vaut obscurément les percevoir dans notre subconscience que de prétendre leur donner tel ou tel sens. Pour ne prendre qu'un exemple, le volcan qui jaillit du cou du supplicié n'appelle pas une lecture univoque. Son pouvoir d'évocation nous trouble par son indétermination. Du coup, c'est notre conscience elle-même qui s'entrouvre l'éclair d'un instant à l'indétermination de son propre néant. Un volcan à la place de la tête qui serait une exaltation du néant, c'est dire que l'intensité acéphale est un état de grâce...
Enfin, Acéphale c'est avant tout la revue de Bataille. C'est lui qui en donne le ton, le sens subversif, l'orientation. Sa réédition fac-similée nous restitue la sensibilité de sa typographie, celle de son format, les bouleversants dessins d'André Masson sans lesquels le mythe du corps acéphale perdrait beaucoup de sa puissance d'évocation, les textes des amis de Georges Bataille, les siens prenant dans leur mise en page originale un sens plus explosif que dans la réédition de ses Premiers Ecrits où ils sont perdus dans le labyrinthe d'autres articles. Ainsi nous est rendu le signe obsédant de l'homme sans tête. Ce « signe de vide » est nôtre. Plus nous l'interrogeons, mieux nous prenons conscience du pire. L'acéphale nous regarde : il n'y a personne en nous. Georges Bataille merci, la religion de la mort est vivante. »

Michel Camus, en introduction à la réédition en fac-similée chez Jean-Michel Place en 1995, volumes 1 à 5, juin 1936 – juin 1939.

vendredi 26 février 2010

Rouge, diaphane

Rencontre avec Jean-Louis Schefer
La Cause des portraits, éd. P.O.L., 2009
à la librairie Chapitre XII
le 9 mars à 18 heures.
Il sera aussi question de Une Maison de Peinture.
Librairie Chapitre XII
Avenue des Klauwaerts 12, 1050 Ixelles, Belgique . 32 (0)2 640 51 09

« Aristote règle d'abord une machine merveilleuse : celle d'une optique imaginaire. Le rouge est la maladie des femmes : ce que fait leur corps. Le rouge devient une surface, l'objet et le filtre même de la vision lorsqu'elles se regardent au miroir au moment de leurs règles. La mécanique d'Aristote est faite par un jeu de métaphores (c'est-à-dire aussi, de renvois) entre l'humeur vitrée de l'œil et l'eau gelée du miroir : leur terme commun est le diaphane, condition du visible. Le diaphane est une chose et une catégorie, une substance incorporelle, sans contour, dans laquelle l'acte de vision inscrit ou découpe des figures. Mais cette condition a priori de la visibilité est déjà chose et chose en suspension, ou plutôt suspension de chose. Or ce qui fait apparaître la couleur rouge en une vision sans corps, une pure expansion d'humeur sans contour est un supplément de nature. C'est, qu'au sens propre, le rouge déborde. […] Le rouge est produit (ou fait) par un corps dans des conditions extraordinaires. La production de ce supplément chez Aristote est une digression enchâssée dans des considérations sur les rêves : la question de la vision y est celle des perceptions rémanentes, de la persistance des traces d'objets venus du dehors ou de fabrication d'objets à partir de mouvements physiologiques (de la recherche d'une homostase entre des pressions et des fluides) ; ces objets sont des nuées que l'activité d'un sens (son adhésion), privé du concours correctif des autres sens, crédite de réalité (de formes et de ressemblance). Un travail du diaphane qui convertit l'intérieur en extérieur. A quelque degré, cela ressemble à la conversion de la catégorie en substance. »
Jean Louis Schefer, Question de style, éd. L’Harmattan, 1995, pp. 63, 69 et 70.


Jean Louis Schefer, né à Paris en 1938. Diplômé de l’École des Hautes Etudes : "Les écritures figuratives, un problème de grammaire égyptienne" (rapporteurs R. Barthes, A. Greimas). Il habite à Venise de 1967-68 où il rédige son premier livre, Scénographie d’un tableau, publié en 1969 ; participe au premier structuralisme (sémiologie des arts visuels). Collabore aux revues Tel Quel, Communications, Information sur les sciences sociales, Littérature, Critique, Cahiers du Cinéma. Enseigne de 1970 à 1980 sa recherche (problèmes d’analyse picturale, sciences modernes de la signification, pour une histoire de la culture), aux universités de Paris I, Paris VIII, et tient un séminaire de recherche à l’École normale supérieure (Ulm). En 1975 publie son second livre sur le problème du temps chez saint Augustin (L’invention du corps chrétien : résultat de son enseignement rue d’Ulm : le droit romain et la première théologie). Elabore des essais théoriques sur l’économie du signe dans les systèmes figuratifs : publication d’essais sur la peinture et le cinéma. En 1981 quitte l’enseignement pour fonder une structure d’édition (publication du De Constantia jurisprudentis de Giambattista Vico). Durant les années 80 travaille avec des préhistoriens (nombreuse visites de grottes paléolithiques) sur l’interprétation des figures pariétales (publication en 1999 d’un ouvrage Questions d’art paléolithique). À partir de 1997 publie ses ouvrages aux éditions P.O.L, alterne les essais critiques sur les arts visuels (peinture, cinéma) et la littérature, publie son journal de travail, Main courante. Publie son "Musée imaginaire" en 2004, Une Maison de peinture (éditions Enigmatic). Paru en novembre 2007, L’hostie profanée sur l’histoire du rituel et du dogme dans l’Europe latine durant le Moyen Âge.

lundi 18 janvier 2010

“L'avenir de la recherche artistique”

“L'avenir de la recherche artistique”
Synthèse subjective de l’intervention de Michael Schwab
à l'Académie royale des Beaux-Arts de Bruxelles le 17 décembre 2009.

Serait-il possible en Communauté française d’économiser dix ans de vaines tergiversations autour de la définition de la recherche artistique en tirant les conclusions des errements observés dans les pays voisins ?
Michael Schwab expose la sorte de “double contrainte”, de cercle vicieux, dans lequel les définitions existantes se trouvent prises : le texte accompagnant la recherche artistique est présenté comme second, mais néanmoins, la recherche artistique n’est considérée comme ”recherche” qu’en fonction de ce texte que l’on porte garant d’apporter la preuve de la réflexion critique mise en œuvre dans le travail plastique. Il est stupéfiant de voir Schwab exhiber un extrait de la République qui déjà partage ainsi les rôles entre l’art, qui doit prouver son utilité pour la cité, et des défenseurs, qui ne sont pas les artistes, à qui Socrate demande de défendre la cause de l’art. Il s’agit donc de sortir de cette façon de poser le rapport de l’art et de la théorie. « Etre rejetée du domaine du savoir est la réalité historique de l'art, qui trouve un écho dans la distinction entre “théorie” et “pratique”. »
Pour surmonter l’opposition pratique/théorie, Michael Schwab propose de partir de la notion derridienne de “supplément”[1]. Concrètement, pour la recherche artistique, il appelle à « rendre la supplémentation de la pratique par la théorie explicite au travers des moyens de la déconstruction et [à] s'approprier la supplémentation dans et en tant que pratique ». Ce centre, cette référence manquante rendent caduque toute idée d’identité donc également d’identité en termes d’art. Or « l’art, en son originalité et son autonomie, nous confronte avec une remise en question d’une conception établie de l’art ». De même, par définition la recherche « doit être originale », ce qui implique qu’elle aussi, comme pratique, « est non identifiée ».
D’où Michael Schwab peut conclure que, par certains de ses aspects, l’art « résiste à la production de sa propre identité », et que « la recherche artistique est l'une des voies selon lesquelles les formes dominantes de savoir sont mises en cause », celles « qui allie[nt] si commodément savoir et pouvoir au travers des structures de l'identité », « une mise en cause qui ne peut être soutenue que si la recherche artistique ne se trouve pas absorbée dans l'art et [qu’elle (la recherche artistique)] devienne l’autre de la connaissance identifiée ». Cette « pensée émerge de la déconstruction, bien qu’étant pratique, elle […] est une pratique du savoir soustraite à l'identification théorique ».

Lucien Massaert

[1] Pour Derrida, « le concept de supplément […] abrite en lui deux significations dont la cohabitation est aussi étrange que nécessaire » : le supplément est à la fois ce qui “s’ajoute” (un “surplus”) et ce qui “supplée”, remplace, “comble un vide”, vient “à-la-place-de” ce qui fait “défaut”. (Jacques Derrida, De la grammatologie, éd. de Minuit, 1967, p. 208.)
Suppléer ne signifie pas combler. Le « mouvement du jeu, permis par le manque, l’absence de centre ou d’origine, est le mouvement de la supplémentarité. On ne peut déterminer le centre et épuiser la totalisation parce que le signe qui remplace le centre, qui le supplée, qui en tient lieu en son absence, ce signe s’ajoute, vient en sus, en supplément ». (Jacques Derrida, “La structure, le signe et le jeu” in L’écriture et la différence, éd du Seuil, 1967, p. 423.)

samedi 26 décembre 2009

Hommage à Lévi-Strauss

Une synthèse lumineuse de Stéphane Breton pour se faire une première idée du structuralisme
"La vie d'un penseur ne commence pas par la fin, lorsque tout est clair, mais par l'expérience initiale d'un échec dont il lui faut imposer la valeur […] Lévi-Strauss aurait tendu ses filets trop haut. Son tour d'esprit philosophique l'aurait empêché de voir une chose simplement comme elle était.
Comme beaucoup de ses jeunes lecteurs, c'est la hauteur de vue de Lévi-Strauss qui m'a d'abord ébloui. Je crois maintenant que son génie réside dans ce prétendu échec ethnographique, qui est seulement le fruit de l'art, l'art de regarder deux choses à la fois et de ne jamais se satisfaire d'une seule. On peut lire dans Tristes Tropiques quelques pages décisives contenant l'œuvre à venir. Lévi-Strauss y décrit les peintures corporelles des femmes caduveo du Mato Grosso. Il y trouve une dualité de styles, l'un angulaire et géométrique, l'autre curviligne et libre, dont la composition selon un axe oblique conduit à un singulier mélange de symétrie et d'asymétrie rappelant nos cartes à jouer.
Première question « structuraliste » : à quelle nécessité logique cela obéit-il ?
Lévi-Strauss souligne que les Caduveo étaient gouvernés par deux idées contradictoires. La première était un principe binaire d'égalité et de symétrie : la société était divisée en deux moitiés exogames opposées, les hommes de l'une devant obligatoirement prendre épouse dans l'autre et réciproquement. La deuxième était un principe ternaire d'inégalité et d'asymétrie : la société était divisée en trois castes hiérarchisées dont les hommes ne devaient prendre épouse que dans la leur (à condition que celle-ci se trouvât dans la moitié opposée). La société caduveo était ainsi régie par un principe de symétrie au sein de chaque caste et d'asymétrie entre elles. Cette dualité, cette contradiction même, obsédait toute la vie des Caduveo.
Deuxième question « structuraliste » : à quoi cela ressemble-t-il?
Lévi-Strauss relève que leurs voisins, les Bororo, qui connaissaient la même difficulté, l'avaient traitée de manière purement sociologique dans le plan de leur village, composé de trois cercles concentriques (occupés par chacune des castes), solidairement divisés en deux demi-cercles opposés (occupés par chacune des moitiés). Les Caduveo, conclut Lévi-Strauss, n'ont pas adopté la solution sociologique de leurs voisins et ont exprimé symboliquement dans leur art les tensions sociologiques qui les occupaient. Les peintures corporelles féminines sont, en somme, le schéma de la complexité logique de leur société, à la fois symétrique et asymétrique, égalitaire et hiérarchisée.
À l'époque où Lévi-Strauss faisait route vers ce qui subsistait de la société caduveo, nul ethnographe n'aurait envisagé les peintures corporelles comme l'expression d'une vision globale du monde ; nul n'aurait cru devoir les comprendre, dans la perspective apprise d'Emile Durkheim, comme l'empreinte de l'organisation sociale de la société qui les avait produites ; nul n'aurait songé que cette organisation n'était qu'une variante possible d'un même principe que des sociétés voisines pouvaient exprimer autrement ; nul n'aurait cru utile, en somme, d'aller voir une autre chose tout en gardant la première sous la main. Cet art de la comparaison, c'est ce que nous avons appris depuis lors à appeler l'anthropologie sociale."
“Lévi-Strauss et le corps de la femme caduveo” par Stéphane Breton, paru dans Libération le 5 novembre 2009.