lundi 16 août 2010

Fonction et statut du dessin dans l'œuvre

« J'avancerai l'hypothèse suivante : le rapport de Louis à Pollock a pour fondement le rôle, la fonction et le statut du dessin dans l'œuvre ; j'ajouterai que, d'une manière générale, toutes les questions et considérations relatives au dessin ont une importance capitale dans l'œuvre de Louis. Non que ses talents de coloriste soient surestimés par ceux qui l'admirent. Il est l'un des maîtres suprêmes de la couleur dans l'art moderne, et si telle n'est pas encore l'opinion courante, elle ne tardera pas à le devenir. Mais sa maîtrise de la couleur doit être, me semble-t-il, comprise en rapport avec certaines questions dont il apparaît aujourd'hui qu'elles trouvèrent leur première expression dans les toiles réalisées par Pollock entre 1947 et 1950 – ces drippings où la ligne manifeste son refus d'être perçue comme ce qui circonscrit des formes et des figures, fussent-elles abstraites ou figuratives.



Dans les plus belles toiles de cette période – Cathedral (1947), Number I, 1948 (1948), Number I, 1949 (1949) et Autumn Rhythm (1950) – la ligne n'est plus un contour, ne délimite plus une bordure. Elle n'isole pas, globalement, des zones positives et des zones négatives, avec cet effet qu'une partie de la toile se donne comme figure, abstraite ou non, tandis que le reste constitue le fond. Ce qui revient à dire que, dans les drippings des années 1947-1950, la ligne s'affranchit enfin de son caractère figuratif en ce qu'elle n'est plus tenue de définir un contour ou de délimiter une forme ; et aussi que ces œuvres-là révoquent, éliminent ou du moins mettent en échec le dessin traditionnel. Non que rien, dans ce que peint alors Pollock, ne ressortisse au dessin, mais à la question de savoir ce qui, dans une œuvre donnée, constitue le dessin il n'y a plus de réponse générale : nous ne savons plus par avance ce qu'est le dessin, même si nous pouvons encore, avec surprise le plus souvent, identifier quelque chose comme un dessin. Remarquons aussi que, dans les toiles des années 1947-1950, la ligne formée par la coulée de peinture n'est plus perçue comme un objet en lui-même tangible – contrairement, par exemple, aux lignes individuelles des tableaux de Kandinsky, qui sont souvent comme des bouts de fil de fer suspendus dans l'espace. L'illusion qui s'instaure dans ces toiles n'est pas de la tangibilité mais de son contraire : comme si la ligne formée par la coulée de peinture, voire l'ensemble du tableau, n'étaient accessibles qu'à l'œil seul et se dérobaient au toucher. Non que j'entende minimiser la matérialité sensuelle, souvent très opulente, de la surface ; mais cette matérialité me paraît subsumée en un tout pictural qui se fonde essentiellement sur une négation de la matérialité. C'est là ce que j'appellerai l'opticalité propre aux toiles des années 1947-1950 ; et c'est cette opticalité, fondée sur la négation tant de l'illusionnisme tactile que du dessin traditionnel, qui est au cœur du rapport que Louis entretient à Pollock.

Dans Mountains and Sea, qui semble avoir eu sur Louis la force d'une révélation, Helen Frankenthaler a adapté le staining de Pollock à une sorte de paysage abstrait. Diverses zones de couleur évoquant plus ou moins directement le monde des objets sont juxtaposées, de façon assez libre, dans ce qui semble être l'espace propre à ce monde. Que le geste de Frankenthaler soit ici celui du dessin, à la fois plus cursif et moins emphatique que chez Pollock, ne fait aucun doute. À certains endroits, les zones de couleur sont même délimitées ou subdivisées par de fines lignes au tracé nerveux ; l'impres­sion générale est que les pourtours ont fait l'objet d'un des­sin, ce qui les rend tangibles. C'est bien sûr la manière dont l'œuvre exploite la tache de couleur – indépendamment de ce qu'elle figure – qui assure le lien entre Pollock et Louis, fait d'elle le pont dont Louis avait conscience. »

Michael Fried, “Morris Louis et la crise de la figuration moderniste” [1966-1967], Contre la théâtralité, éd. Gallimard, 2007, pp. 18-19 et 22.


Helen Frankenthaler, Mountains and Sea, 1952, oil and charcoal on canvas, 86 5/8 x 117 1/4 in. (220 x 297.8 cm). On extended loan to the National Gallery of Art, Washington, D.C.

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