lundi 18 avril 2011

Déroute de la “pensée du nombre”

« En dépit des dégâts économiques - douloureux - que cette crise financière provoquera, il est probable qu’elle aura pour effet de nettoyer les esprits, de les «désenvoûter» pourrait-on dire. Voilà des décennies que, à notre corps défendant, nous sommes prisonniers d’une vision quasiment comptable du monde, de la vie quotidienne, des priorités humaines. Nous allons peu à peu réapprendre ces évidences. On pense à cette réflexion teintée d’ironie que faisait le philosophe Cornélius Castoriadis (disparu en 1997) : «Après tout, les hommes ne sont pas venus sur terre pour faire de l’économie.» Nous avons oublié qu’il existe, après tout, une autre acception de ce mot. Les «valeurs» sont d’abord affaires humaines. La gratuité est une valeur, la loyauté aussi ; le don – je pense notamment aux analyses produites depuis plus de vingt ans par les animateurs du Mauss (Mouvement anti-utilitariste des sciences sociales) – est un mode d’échange et la frugalité bien comprise un choix de vie qui fait passer l’être avant l’avoir. Or, voilà belle lurette, en effet, que tous les modes de raisonnement qui procèdent de l’économie ont supplanté les autres. Le «combien» passe avant le «comment». Ce qui se compte devient plus important que «ce qui compte». L’urgence (prétendue) prend toujours le pas sur l’essentiel. En prenant du recul, nous allons mieux mesurer, rétrospectivement, cette incroyable hégémonie du quantifiable. Sans en être toujours conscients, nous sommes encore intoxiqués par ce qu’on pourrait appeler la «pensée du nombre». Tirage d’un livre, taux d’écoute d’une émission, performances d’un lycée, rentabilité d’un hôpital, taux de croissance, rendement d’une action : on pourrait multiplier ces exemples à l’infini. Or, bien au-delà de la finance elle-même, c’est à une déroute ontologique de cette pensée exclusivement calculatrice - et utilitariste - que nous assistons. Déroute du court terme obsessionnel sur le long terme, faillite de l’immédiateté spéculative sur le «projet». La crise remet doucement, lentement, les pendules à l’heure. Elle nous réapprend que la temporalité des sociétés humaines n’est ni celle de la Bourse ni celle des ordinateurs, de même que la logique d’une vérité journalistique n’est pas celle du scoop. Rappeler tout cela, ce n’est pas verser dans un moralisme benêt. C’est en revenir aux ingrédients symboliques qui permettent tout simplement à une société humaine d’exister. Et de durer. […] » JEAN-CLAUDE GUILLEBAUD Ecrivain, essayiste, éditorialiste au Nouvel Observateur. Dernier ouvrage paru : La Vie vivante, contre les nouveaux pudibonds, éditions les Arènes, 2011. http://www.liberation.fr/tribune/01012330001-deroute-de-la-pensee-du-nombre

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