vendredi 10 juillet 2020

« Les sciences sociales sont en danger à l’échelle internationale » 2.


« Les sciences sociales sont en danger à l’échelle internationale » 2.
Jean-François Bayart Politologue
Le Monde 09/07/2020
Enquête de terrain menacée et dématérialisation de la recherche

Il ne s’agit pas non plus d’occulter la répression interne dont font l’objet les chercheurs et universitaires des régimes autoritaires. Néanmoins les atteintes à la liberté scientifique internationale constituent une question spécifique et neuve dont, curieusement, les Etats démocratiques ne se soucient guère, peut-être parce que leur conscience n’est pas tranquille en la matière.
D’une part se pose le problème de la possibilité concrète de faire de la recherche de terrain dans des pays qui incarcèrent à tour de bras des universitaires étrangers. La pandémie de Covid-19 a aggravé les choses en fermant les frontières et en interrompant la réalisation de nombreuses thèses de doctorat. Qui, dans ces conditions, voudra encore entreprendre une recherche sur l’international ?
Ce sont des pans entiers de notre connaissance du monde contemporain qui vont s’étioler, puis s’évanouir faute de pouvoir se reproduire. Car on ne peut pas faire des enquêtes ou du travail d’archives primaires par visioconférence. Ou, pis, on risque de s’imaginer pouvoir le faire, en devenant captifs de la vision déformée et partiale des sociétés étrangères que nous donneront nos écrans d’ordinateur.
La tentation sera grande pour les gestionnaires néolibéraux de l’Université de se saisir de cette aubaine de la dématérialisation de la recherche et de l’enseignement. Or, il ne peut y avoir de réflexion sur notre époque et nos passés, sur notre politique étrangère ou économique, sur l’exercice de notre citoyenneté, si nous sommes privés d’informations et d’analyses indépendantes quant à la majeure partie du globe. Comme l’a écrit Fariba Adelkhah du fond de sa prison, il faut « sauve[r] les chercheurs, sauve[r] la recherche pour sauver l’Histoire ».
Jean-François Bayart est professeur d’anthropologie et de sociologie à l’Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID, Genève). Il est coordinateur du comité de soutien à Fariba Adelkhah.

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